Alors que l’année 2021 fut marquée par les résurgences masculinistes d’Éric Zemmour et consorts, avec pour bête noire la génération « woke », BRUZZ s’entretient avec les routards du mythique collectif bruxellois Transquinquennal. Soit trois hommes blancs, cisgenres, hétéros et cinquantenaires ayant choisi de questionner le confort dont la société leur a toujours fait cadeau. « C’est en partie pour cela que nous arrêtons le collectif. »
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Transquinquennal en quelques dates
- Fondé en 1989, le collectif est composé aujourd’hui de Bernard Breuse, Stéphane Olivier, Miguel Decleire et Brigitte Neervoort (administration/production).
- Marque le paysage théâtral belge par sa dimension radicale et participative
- En 1997, collabore une première fois avec la compagnie bruxello-flamande Dito’Dito
- Compte une cinquantaine de spectacles (dont Capital Confiance, La Estupidez, Quarante-et-un, We Want More, etc.)
- En 2019, la pièce Calimero reflète une remise en question profonde du collectif qui aboutira à sa disparition programmée pour le 31 décembre 2023
Comptant une cinquantaine de spectacles à son actif, le collectif Transquinquennal, fondé à Bruxelles en 1989 par Bernard Breuse et Pierre Sartenaer (qui s’est retiré par la suite), a fait de la rupture sa raison d’être. Rupture avec un théâtre poussiéreux rabâchant les mêmes classiques. Rupture avec la toute-puissance du metteur en scène étouffant toute possibilité d’entrevoir le théâtre comme une aventure collective.
Mettant un point d’honneur à n’« être jamais là où on l’attend, ou presque », Transquinquennal n’a eu de cesse de repousser les limites du théâtre en se faisant un (malin) plaisir d’en dynamiter les codes pour mieux les déconstruire, évidemment. Le tout, avec la complicité de son partenaire de crime favori : le public. Ainsi dans Capital Confiance, le.a spectateur.rice pouvait choisir d’arrêter complètement le spectacle en appuyant sur un simple bouton. Dans Quarante et un (le 41e spectacle du collectif), la représentation se poursuivait tant que la salle n’était pas complètement vide, laissant la responsabilité aux spectateur.ice.s de la longueur des festivités.
Après plus de trente ans de services rendus à la radicalité, Bernard Breuse, Miguel Decleire et Stéphane Olivier se posent la question de leur obsolescence. Ils se demandent si la configuration de Transquinquennal (un collectif subventionné ayant pignon sur rue, composé de trois hommes blancs cisgenres) n’a pas atteint ses limites au regard du travail de déconstruction des esprits que connaît notre société, chaque jour un peu plus « woke », c’est-à-dire éveillée aux inégalités (raciales, sociales et de genre).
Personnellement, questionner mes privilèges m’a fait me sentir mieux, moins bête et même un peu meilleur. Et c’est quelque chose de pas mal à mon âge
Si c’était le cas, si le projet Transquinquennal n’avait plus son utilité, il lui resterait un ultime acte artistique à commettre au nom de son identité profonde: disparaître. Si la fin de l’histoire (et le début d’autres récits) est déjà annoncée, la dissolution de la joyeuse bande n’aura pas lieu avant 2024. L’occasion, entre autres, d’aller voir leur nouveau spectacle Quintessence, l’adaptation en pièce radiophonique du roman éponyme de Philippe Blasband librement inspiré de l’histoire du collectif. La pièce, reportée au mois de mars, aurait dû se jouer en décembre au Rideau mais le virus en a décidé autrement. « C’est la première fois en trente ans que nous sommes forcés d’annuler un spectacle. »
Si on vous avait dit il y a trente ans que vous ne pourriez pas jouer sur scène à cause d’une pandémie foudroyante, est-ce que vous l’auriez cru ?
Bernard Breuse : Ça aurait été un très bon sujet de spectacle (rires). Quintessence a été annulé parce que nous étions 27 sur le plateau avec des gens âgés et fragiles. Ce sont des gens qu’on aime bien et on a envie de continuer à pouvoir les aimer. La santé des gens sur le plateau et des spectateurs est tellement plus importante que le travail que l’on fait.
Miguel Decleire : On peut le prendre comme ça parce que le fait de présenter le spectacle n’est pas vital par rapport à la survie de la compagnie.
Stéphane Olivier : Il faut se souvenir qu’il y a trente ans, on était en plein milieu du pic de l’épidémie du sida. Pas mal de spectacles étaient impactés ainsi que beaucoup de nos amis, soit parce qu’ils sont morts, soit parce qu’ils étaient sous médication. À la différence du covid, quand on attrapait le sida à cette époque-là, c’était synonyme de mort. D’une certaine manière, j’ai trouvé le covid moins violent que le sida, sachant que le sida semblait cibler une population en particulier et qui était déjà minorisée et en danger à l’époque. Aujourd’hui, le covid est vécu de manière plus collective.
Quintessence a été annulé parce que nous étions 27 sur le plateau avec des gens âgés et fragiles. Ce sont des gens qu’on aime bien et on a envie de continuer à pouvoir les aimer
L’épidémie de sida est d’ailleurs en toile de fond dans votre spectacle Quintessence. Le parallèle était-il voulu ?
Breuse : Ce n’était pas volontaire, le sida figurait déjà dans le livre de Philippe Blasband sur lequel se base la pièce. Le spectacle a permis de se rendre compte que les souvenirs passent par des événements reliés à des êtres plutôt qu’à des événements historiques, comme la chute du mur de Berlin dont je ne me souviens pas de grand-chose à part quelques images de gens qui tapent sur le mur à la masse. En 1989, Bernard De Coster, qui est un jeune metteur en scène francophone extraordinairement doué, est mort du sida. Et ça, je m’en souviens car c’était un ami.
Olivier : Émotionnellement, le parallèle s’est fait pour moi quand une personne qui m’est proche, sans être de ma famille, est décédée du covid. La question de la distance, le fait qu’on ne pouvait pas aller la voir et qu’il n’y a pas eu de cérémonie d’adieu, les masques, gants et combinaisons des soignants, ça m’a rappelé tout de suite le sida. Je garde un souvenir de cette époque-là comme étant beaucoup plus anxiogène que maintenant. Ça va mettre du temps pour comprendre les conséquences de la pandémie de covid sur nous.
Les premiers pas du collectif Transquinquennal au début des années nonante s’inscrivent dans une volonté de repenser le théâtre notamment dans sa relation aux acteurs et au public. Aujourd’hui, on assiste à une nouvelle vague de déconstruction qui vise à rendre les programmations artistiques plus inclusives, à faire place à des voix minorisées que l’on n’a pas eu l’habitude d’entendre. Est-ce qu’on peut dresser un parallèle entre deux tournants décisifs de l’Histoire du théâtre ?
Olivier : Oui et c’est l’une des raisons pour lesquelles on a décidé à un moment de mettre fin à la compagnie. Arrêter du jour au lendemain aurait donné l’impression que ça n’était ni voulu ni pensé, mais ça fait quatre ans que ça nous travaille. D’une part, une partie du combat qu’on a mené, qui était que les collectifs soient reconnus comme des artistes et que l’artiste ne soit pas obligatoirement l’individu, est partiellement gagné. De l’autre, on ne peut pas toujours se présenter au théâtre comme un « bon héros ». Le théâtre véhicule des visions atroces de la société. Je pense que c’est important de se rendre compte que les œillères sont aussi chez nous. Et le fait de se questionner sur ce qu’on a fait, et ce qu’on n’a pas fait surtout, en trente ans, c’est une façon d’assumer notre obsolescence. C’est une façon de dire : place aux autres !
N’y a-t-il pas un danger à se retirer ? À partir du moment où les artistes avec le profil qui est le vôtre – hommes blancs cisgenres cinquantenaires questionnant la domination masculine – s’éclipsent, ne risque-t-on pas une survisibilisation des profils réactionnaires, qui se montrent d’ailleurs de plus en plus virulents ?
Olivier : Je suis d’accord mais est-ce que c’est nous qui devons avoir l’initiative de notre présence ? En tant que compagnie on ne refusera pas les propositions intéressantes mais elles ne seront plus de notre initiative. Ce qui est important, c’est de ne pas essayer de prendre le pouvoir. Zemmour c’est quelqu’un qui veut du pouvoir et qui ne veut pas partager. Le projet de Transquinquennal c’est une idée de partage, on a fait comme on a pu et je ne dis pas qu’on y est arrivé.
Decleire : On pourrait répondre à Zemmour en formant une cohorte d’hommes blancs de cinquante ans. Ce serait très bien mais ce serait revenir à la situation d’avant où le combat se faisait entre hommes du même profil. Changer vraiment les choses et incarner une forme de contre-pouvoir, ça passe par soutenir des paroles de « non-hommes, blancs, cisgenres, etc ». C’est peut-être pour cela qu’on pense que notre association de trois hommes blancs, même si Brigitte (Neervoort, responsable de production de Transquinquennal, NDLR) fait partie intégrante du projet, ça commence à nous limiter. Notre spectacle Calimero c’était un peu le chant du cygne des bandes de mecs qui ont été révolutionnaires à l’époque mais maintenant on est ailleurs et les choses changent à un autre niveau.
Justement, votre pièce précédente Calimero parle de vos prises de conscience respectives. Le déclic a-t-il précédé le spectacle ou est-ce le processus créatif qui a permis de renouveler votre regard ?
Olivier : Le spectacle a subi des modifications en cours de route. Étant de gauche, voire d’extrême gauche, ayant combattu l’extrême droite et défendu le droit des homosexuels, on avait l’impression d’être très progressistes. Et puis des gens nous ont fait comprendre que peut-être que ça n’était pas le cas. L’homme blanc dominant considère qu’il n’a rien à apprendre des autres et malgré notre bonne volonté, on est tombé dans ce piège comme beaucoup d’autres et c’est ce qui a fait ce spectacle.
Decleire : Calimero m’a appris la difficulté de se percevoir soi-même et d’être un acteur de changement. Seul, on perpétue ce dont on a été fait et que l’on ne voit même pas. Comme les enfants qui ne veulent pas ressembler à leurs parents mais qui ne pourront pas y échapper.
Olivier : Je pense que c’est ça qui va être intéressant dans les années qui viennent : c’est qu’on va se rendre compte que le temps fait un effet. Sur la question climatique, c’est frappant à quel point il y a une résistance et à quel point on n’arrive pas à agir. Alors qu’on pourrait juste trouver que c’est une bonne idée.
Le lien peut être fait avec l’antiracisme et le féminisme ? Un monde plus égalitaire pourrait résonner comme une bonne idée, pourtant ça bloque et ça résiste.
Olivier : Ça bloque parce qu’on s’attache à des choses dans notre vie parce qu’on y tient et qu’on ne veut pas prendre de risque. Je trouve que la pandémie a posé la question du risque individuel dans la société : qu’est-ce que c’est de risquer quelque chose pour soi si mon comportement met en danger les autres ? À quel moment mon individu doit-il se caler sur un bien commun ?
Breuse : Le risque c’est la peur. Ce sont des affects extrêmement anciens: dans les moments de panique, c’est l’organisme qui prend le dessus. Pour répondre à la question précédente, la création du spectacle Calimero m’a appris deux choses. Premièrement, Le Premier Sexe d’Éric Zemmour et Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir sont incomparables en termes de littérature. Le style de Zemmour est nul, il peut tout juste écrire dans des magazines (rire collectif). Tandis que de Beauvoir fait de la littérature même quand elle parle d’idées, et au moins ça restera. Le Premier Sexe de Zemmour, ça ne restera jamais. Deuxièmement, comme l’a dit l’essayiste Idriss Aberkane, les grandes idées sont d’abord considérées comme ridicules, ensuite dangereuses et puis évidentes. Il prend comme exemple le droit de vote des femmes. Au début ça fait rire, ensuite les suffragettes sont emprisonnées et au final, ça devient évident, personne ne va remettre le vote des femmes en question aujourd’hui. Et je peux appliquer cette idée à ma propre déconstruction. Tout d’abord, je suis quand même quelqu’un de très progressiste, pourquoi devrais-je me remettre en question ? Secundo, est-ce que j’ai vraiment envie d’aller au bout de cette idée-là parce que j’ai fait des choses qui me mettent mal par rapport à moi-même et je ne me sens pas bien ? Tertio, c’est évident que je n’étais pas à l’endroit où je devais être et que malgré mes bonnes intentions ça ne suffit pas.
On pourrait répondre à Zemmour en formant une cohorte d’hommes blancs de cinquante ans. Mais ce serait revenir à la situation d’avant où le combat se faisait entre hommes du même profil
Se déconstruire c’est se faire violence. Ce malaise explique-t-il les réticences d’une certaine frange de la population masculine qui va parfois jusqu’à se positionner en victime de la reconfiguration plus égalitaire de la société ? Quels conseils pourriez-vous adresser à ces hommes ?
Breuse : C’est difficile de reconnaître ses privilèges et de les laisser tomber, ça nous semble naturel puisqu’on en a toujours eu. Ce que l'on peut faire, c'est montrer que le changement se fait pour un mieux. C’est peut-être plus intéressant que de répondre : « Non, vous n’êtes pas des victimes ».
Decleire : On fait le monde ensemble et il est important de se rendre compte qu’on est aussi victimes du patriarcat et qu’on a aussi quelque chose à gagner dans ce combat.
Olivier : On oublie qu’une partie de la violence qu’on subit est une violence construite par le système économique. On est appelé à perdre des privilèges car on est dans une société qui n’a pas pensé que tout le monde avait les mêmes droits. Le discours qui crée les Zemmour se base sur l’idée qu’on ne peut pas tous avoir des privilèges mais ne peut-on pas simplement faire en sorte que tout le monde en ait ? Je n’ai pas l’impression que le vote des femmes m’a fait perdre quoi que ce soit en tant qu’homme. Personnellement, questionner mes privilèges m’a fait me sentir mieux, moins bête et même un peu meilleur. Et c’est quelque chose de pas mal à cinquante ans.
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