Avec Re : INCARNATION, le chorégraphe nigérian Qudus Onikeku fusionne la danse, la musique, la mode et les arts visuels dans un spectacle qui puise tant dans la culture millénaire des Yorubas que dans l'énergie vibrante des rues de Lagos.
| Pour former sa joyeuse troupe, le chorégraphe de Lagos Qudus Onikeku a voyagé dans tout le Nigeria à la recherche des danseuses et danseurs de demain.
Dans une boucle hypnotique qui relie le présent au passé et à l'avenir, l'afrobeat de Fela Kuti au dancehall des Caraïbes et au groove des mégalopoles africaines d'aujourd'hui, le spectacle de Qudus Onikeku est une affirmation magistrale de la réinvention permanente de la culture noire. Danseur, formé aux arts du cirque au CNAC de Châlons-en-Champagne, le chorégraphe est retourné à Lagos en 2014, où il y a fondé le QDanceCenter, un hub de créativité et de danse. Avec ses danseurs et danseuses, il a travaillé pendant plusieurs années ce spectacle qui fait appel à la mémoire du corps pour encore mieux s'inscrire dans notre présent bouillonnant.
Re:INCARNATION apparaît comme un spectacle joyeux, était-ce l'envie de départ ou cela s'est-il imposé en cours de travail ?
Qudus Onikeku: C'était l'envie de départ parce que c'est ça qu'on ressent dans les grandes villes africaines en ce moment. Quand on est rentré de France en 2014, c'était la période de crise en Europe, il y avait quelque chose de lourd dans l'air et dans les conversations qui a abouti à Charlie Hebdo. Quand tu rentres au Nigeria, à Lagos, à Johannesburg, à Accra ou à Dakar, tu sens d'abord qu'il y a une jeunesse omniprésente qui est inventive, créative et pleine d'énergie. En venant d'Europe, la ville africaine transmet cette joie de vivre et d'exister dans le monde contemporain avec tous ces outils qui permettent de participer à 100 % au présent.
Beaucoup de gens voient les Africains comme des gens écrasés par leur sort, qui cherchent à être compris et acceptés. Alors que quand tu vas en Afrique, les gens vivent avec la sensation d'être au centre du monde. Et qu'est-ce qui sort de ça ? C'est une joie. Quand j'entends Black Lives Matters, moi je dis "Black Joy Matters". C'est à partir de ce "Black Joy" qu'on peut reconstruire un autre avenir, qui n'est pas étroitement lié aux faits du passé, à l'esclavage et à la colonisation, mais un autre avenir plein de joie, d'innovation et de créativité.
Quand tu vas en Afrique, les gens vivent avec la sensation d’être au centre du monde
Qui sont ces danseuses et danseurs que vous avez réuni pour ce spectacle et que leur avez-vous demandés ?
Onikeku: Ces danseuses et danseurs ne viennent pas seulement de Lagos, mais de tout le pays. Le Nigéria, c'est 210 millions d'habitants et la moitié de l'Afrique de l'Ouest. Quand j'ai commencé à travailler cette pièce, je voulais rassembler une communauté de danseurs d'une nouvelle génération. J'ai voyagé dans tout le pays à la rencontre de leaders de petites communautés à droite et à gauche. Ils sont déjà dans une autre dynamique et une autre économie qui n'est pas celle qu'on connaît en Europe. Ils sont plus locaux, mais ils sont aussi des influenceur.euse.s sur Instagram et sur TikTok. Pour moi, tous ces espaces virtuels sont des lieux qui ont changé l'histoire de la danse. Et j'ai l'impression que dans le monde de la danse contemporaine, ils ne sont pas au courant. Avant, on attendait 30 ans pour savoir ce qu'on voulait faire de sa vie, maintenant avec la jeunesse, ça commence déjà à 16-17 ans avec des danseuses et des danseurs qui sont nombreux à avoir déjà 200 000 followers sur Instagram. Ils savent comment marchent ces outils digitaux et ils les utilisent pour se mettre en scène.
La question de la mémoire du corps était au centre de votre travail avec ces jeunes danseurs.
Onikeku: Oui, c'est une question qui me travaille depuis longtemps et que j'ai commencé à creuser dans mon troisième spectacle, Qaddish, en 2013. Dans cette pièce, j'ai utilisé la mémoire de mon père comme une possibilité de faire une extension de ma mémoire qui, à 27 ans, était limitée. La mémoire nous oblige à rentrer dans le passé sans passer par l'histoire. L'histoire est un récit collectif qu'on nous a raconté et qu'on a accepté, mais si on veut aller plus loin il faut rentrer dans la mémoire familiale. C'est avec cette recherche que j'ai compris que la vraie mémoire qui va nous aider, c'est la mémoire corporelle. Le corps est le seul endroit où on a la capacité de se souvenir, de se réapproprier toute l'histoire passée sans avoir un jugement ou sans devoir écrire une thèse.
Dans ma pratique, j'ai remarqué que le corps des danseur.euse.s devient un outil vraiment important pour rentrer dans la mémoire. Quand on danse en touchant à quelque chose de profond, et qu'on rentre en transe, on a la capacité de générer des transmissions qui nous transportent à une autre échelle vers une autre compréhension des choses. Chaque danseur a sa propre mémoire corporelle et c'est à partir de ça qu'on va creuser et composer avec ce que chacun va amener sur la scène.
Tout ça est lié à la vision cyclique du temps dans la culture yoruba ?
Onikeku: Le point de divergence entre la conception yoruba et la conception occidentale est dans l'appréhension du temps. L'Occident voit le temps comme un événement linéaire, les Yorubas le voient comme un événement cyclique. Et ça change tout dans la manière de voir le monde. Le christianisme, par exemple, nous dit qu'après notre vie sur terre, on va aller soit en enfer, soit au paradis, alors que les Yorubas ne croient pas ça. Pour les Yorubas le monde existe dans trois espaces différents, le monde des vivants, là où on est, le monde des esprits qui est le monde des enfants non-nés et le monde des ancêtres.
Ça veut aussi dire que l'être humain a la capacité d'avoir accès à ces trois mondes dans le même temps parce que la différence entre ces trois mondes, c'est dans l'espace, pas dans le temps. Tout existe dans le présent. C'est le concept de "ré:incarnation" qui l'explique le plus facilement. Quand tu vis, tu vas dans l'espace des vivants, quand tu es mort, tu vas dans l'espace des ancêtres. Mais si tu n'as pas encore terminé ton voyage, que tu as encore des trucs à faire, tu vas revenir. Mais avant de revenir, tu vas encore repasser par les autres mondes où il y a des choses à apprendre. Quand le moment sera venu, tu vas revenir dans ce cycle.
Qu'est-ce que cela nous dit sur la façon d'aborder les grands défis du monde aujourd'hui ?
Onikeku: Si on dit qu'on va lutter contre le réchauffement climatique parce qu'il faut penser à nos enfants, on n'y est pas, c'est d'abord parce qu'il faut penser à soi-même. Quand tu vas mourir, ce n'est pas la fin, tu vas revenir. Du coup, ça change la relation avec tous les éléments de notre vie, pas seulement des personnes, mais aussi l'eau, la terre, les animaux, l'air et le ciel. On n'a pas toujours les outils et les intuitions qui nous aident à penser le monde autrement parce que si on utilise les mêmes suppositions qu'on avait avant et qui ont détruit le monde, on ne peut plus les utiliser pour reconstruire le monde. Il faut une autre façon de penser.
QUDUS ONIKEKU : RE:INCARNATION
4/6, 20.00, Les Halles, www.halles.be
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