Après la reconnaissance, l’oreille cassée, l’errance et les doutes, Veence Hanao signe le retour le plus renversant du printemps. Accompagné par Le Motel et ses productions millimétrées, l’artiste bruxellois se faufile entre rap et chanson pour délivrer Bodie, un album dense, intense, parfait. Un disque où chaque mot est manié avec une précision chirurgicale. En neuf titres, le rappeur panse ses plaies et celles de la société.
| Veence Hanao et Le Motel
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Quatre ans d’attente. Une éternité à l’heure où les algorithmes tendent vers l’infini. Entre perspectives atrophiées et ouïe déglinguée, Veence Hanao a pris le temps de se relever et d’envisager son futur. Ni simple ni basique. Pour se projeter dans l’avenir, il ne pouvait rêver mieux qu’une collaboration avec Le Motel, producteur méticuleux qui, sous sa casquette, entrevoit régulièrement les sons des prochaines civilisations. Amis pour la vie, unis pour Bodie, Veence Hanao et Le Motel dynamitent le dernier poste-frontière qui sépare le rap de la chanson. Traversé de nappes synthétiques, secoué par le destin, l’album souffle sa poésie urbaine au creux de l’oreille. Là où ça fait mal. Là où le monde agonise. La voix en prise directe avec le réel, Veence Hanao chante l’amour vrai et dépeint, dans les moindres détails, une société que personne ne veut voir. Il faut l’entendre pour le croire.
Sans le faire exprès, Le Motel m’a redonné l’envie d’y croire
Au départ, Bodie était annoncé comme un enregistrement de sept titres. Finalement, il s’agit d’un album de neuf morceaux. Comment cette mue s’est-elle opérée ?
Le Motel : Nous n’avons jamais rien planifié. Au départ, il n’était même pas question de sortir un disque. Dans mon coin, j’avais réalisé une production qui me faisait penser à Autumn, un projet dans lequel Veence Hanao s’était impliqué au début de sa carrière. Pour le clin d’œil, je lui ai envoyé mes sons. Voilà, tout aurait pu s’arrêter là. Sauf que trois jours plus tard, je recevais une maquette sur laquelle il avait posé des mots…
Veence Hanao : Quand Le Motel m’a envoyé sa production, j’ai éprouvé une sorte d’électrochoc. Je n’avais plus rien écrit pour moi depuis longtemps. J’avais mis la musique entre parenthèses. Je ne savais même pas si j’allais y revenir… J’ai connu des soucis de santé : surdité, acouphènes, hyperacousie. Mon audition était en berne. Pendant trois ans, je me suis protégé des sons. Quand Le Motel m’a envoyé sa démo, il a réveillé quelque chose en moi. D’instinct, j’ai attrapé un crayon et une feuille. Je me suis mis à écrire. Frénétiquement. Sans le faire exprès, Le Motel m’a redonné l’envie d’y croire.
En tant que musicien et homme de scène, comment fait-on face à de tels problèmes auditifs ?
Veence Hanao : En 2014, peu après un concert à Couleur Café, je me suis réveillé complètement sourd. Je n’entendais plus rien. À partir de là, je suis passé par différentes phases : incompréhension, colère, déprime et, en bout de course, l’acceptation… Après avoir vu plusieurs médecins, j’ai annoncé publiquement que je renonçais à la scène. À l’époque, je ne trouvais pas de solution à mon problème. Ma décision était donc logique. Au fil des mois et des traitements, certains soucis se sont résorbés, comme l’hyperacousie, par exemple… Avec mes problèmes d’oreille, recommencer la musique, c’était un défi. Comment gérer les concerts, le volume, les retours, les cris et applaudissements du public ? Désormais, je travaille avec des oreillettes spécifiques. D’un côté, elles me protègent en me coupant des sons ambiants. De l’autre, elles me permettent d’entendre la musique à un niveau sonore supportable. Un niveau sur lequel j’ai un contrôle permanent…
Le grand public connaît Le Motel pour son boulot avec Roméo Elvis. Dans quelle mesure les textes de Veence Hanao influencent-ils votre travail sur les compos ?
Le Motel : Je ne suis pas le genre de beatmaker qui balance ses productions sur SoundCloud en vue de les vendre au premier venu. Quand je bosse avec quelqu’un, j’y vais à fond. Pour moi, c’est d’abord une relation humaine. Je m’adapte à l’autre, à sa personnalité. Même si, ici, c’est un peu particulier. Car je suis fan du travail de Veence depuis des années. Au début, je lui envoyais des sons en étant persuadé qu’ils étaient pour lui. Mais tout ne s’est pas déroulé comme je l’imaginais... Veence écrit ses chansons, mais il est aussi beatmaker. Quand je lui envoyais des productions, il modifiait certains arrangements et proposait des modifications. Au final, j’ai l’impression d’avoir passé un cap. Dans mes collaborations ou en solo, je n’ai jamais atteint un tel degré d’exigence.
L’album s’ouvre avec Parking, un morceau dans lequel vous racontez que les quatre ans d’absence étaient aussi des années d’égarement, d’excuses trouvées pour ne pas s’y remettre. La procrastination, c’est une des pièces du puzzle ?
Veence Hanao : Bien entendu. Je suis un champion de la procrastination. Mais, pour moi, c’est un mal nécessaire. J’ai besoin de vivre des trucs, de me sentir paumé, pour mieux comprendre où je vais. Je suis passé par une phase identique pour chacun de mes albums.
Par le passé, certains vous reprochaient d’avoir « le cul entre deux chaises » : trop hip-hop pour la chanson, trop chanteur pour les rappeurs. Avez-vous tranché au cours des dernières années ?
Veence Hanao : Absolument pas. C’est encore pire qu’avant. Personnellement, cette ambivalence ne me pose aucun problème. Ceci étant dit, pendant mon retrait forcé, la scène hip-hop a beaucoup évolué. Les cases se sont morcelées, le rap s’est décloisonné. Désormais, tous les rappeurs chantent.
Vous étiez là avant le triomphe du hip-hop bruxellois. Pensez-vous prendre le train en marche ?
Veence Hanao : Si ça arrive, tant mieux. Mais je n’y crois pas. Quand j’écoute mes morceaux, je me rends bien compte qu’ils ne s’inscrivent pas dans le même délire que celui des mecs qui cartonnent aujourd’hui. Roméo Elvis, Isha, Caballero, JeanJass, et tous les autres, méritent leur succès. Ce sont des bosseurs. Après, leur musique est à mettre en relation avec l’air du temps. Je leur souhaite que ça dure longtemps. Mais les modes passent. Après la hype, ils devront, tous, trouver un second souffle, se réinventer. De mon côté, je touche un public différent, sans doute plus âgé. Mon discours, mes propos, se situent dans le prolongement de mes travaux précédents. Je ne vois pas trop comment une nouvelle génération pourrait s’identifier aux textes de mes chansons.
Au niveau du contenu, justement, vos morceaux passent souvent par une vision critique, voire désabusée, de la société. Au quotidien, êtes-vous de nature pessimiste ?
Veence Hanao : Je me vois comme un mec résolument optimiste. J’aime m’amuser, prendre du bon temps, boire des coups, rire, sortir. Mais le monde ne m’inspire pas des textes joyeux. Je suis ultra-connecté aux réalités de l’époque. Avec mes chansons, j’ai envie de parler des choses que je vis, des trucs que je vois, que je ressens. Nous vivons à l’aube de l’effondrement d’un système. C’est palpable. Pour moi, éviter les vrais sujets de société en misant sur des airs légers, c’est une forme de démission. À mon sens, il est bien plus pessimiste de fermer les yeux sur l’actualité. Je trouve ça triste de s’évertuer à divertir les gens alors que la terre tourne n’importe comment…
Le titre de l’album, Bodie, fait référence à une ville fantôme perdue dans les canyons de la Sierra Nevada. Avez-vous déjà mis les pieds là-bas ?
Veence Hanao : Jamais. C’est surtout la symbolique associée à cet endroit qui compte. Car elle rencontre les principaux thèmes du disque. Au départ, Bodie était un camp minier. Il a vu le jour en 1859, juste après la découverte d’un gisement d’or. L’exploitation du filon a donné naissance à une ville avec magasins, saloons, banques… et prison. L’alcool et l’argent coulaient à flots. Du coup, la violence s’est invitée à la fête. Fusillades, bagarres, hold-up et assassinats se sont multipliés jusqu’à l’assèchement des ressources et du gisement d’or. Tous les habitants ont déserté les lieux. L’histoire de Bodie est une allégorie du capitalisme. Que reste-t-il de l’humanité une fois que le système a tout pompé ? Aujourd’hui, des études sérieuses annoncent la fin immanente du capitalisme. C’est un système complexe où toutes les couches sont interconnectées. Au moindre à-coup, tout peut s’écrouler. Nous avons déjà connu les prémices du désastre lors de la crise économique de 2008…
Si le rap vient de la rue, votre album est un modèle du genre. Bodie est en effet une expédition dans La Jungle urbaine. Des mots sont captés sur le trottoir, on foule l’Asphalte, on circule sur un Parking tandis que, dehors, Les Moineaux chantent. Ce disque semble connecté au monde extérieur…
Veence Hanao : Quand je parle de la rue, ce n’est pas pour m’assurer une crédibilité, mais pour témoigner d’une réalité. Chez moi, l’écriture passe par des balades nocturnes. L’autre soir, par exemple, en rentrant du tournage du clip vidéo Les Moineaux, un oiseau m’a chié dessus... Un truc étrange. Quelques mètres plus loin, on tombe sur un gars allongé sur le trottoir. Il nous demande de l’aide. Il a froid. Il ne veut pas rester dehors. Nous avons passé 54 coups de téléphone avant d’avoir quelqu’un en ligne. Finalement, on nous a répondu que tous les centres d’hébergement étaient complets. Ce drame social n’est pas un cas à part. Nos rues sont peuplées de parias. On ne les regarde même plus. Ils font partie du décor. Ils se fondent dans les façades, sous les ponts et nos cages d’escalier. Dans le confort, nous passons à côté d’une réalité qui est pourtant là, sous nos yeux. Les récits qui parcourent l’album découlent de ces déambulations citadines. Mais le citytrip est assez flippant…
En marge de votre retour, vous avez écrit et composé les tubes d’Angèle (La Loi de Murphy, Je Veux Tes Yeux), mais aussi produit le retour gagnant du rappeur Isha. Être l’homme de l’ombre de ces succès, c’est un rôle qui vous convient ?
Veence Hanao : Isha, je suis fan. C’est le meilleur rappeur de la scène bruxelloise. En termes d’écriture, de vécu et d’énergie, il est plus fort que tout le monde. Modestement, j’ai bossé sur la réalisation de La Vie Augmente Vol. 1. À côté de ça, on s’est confié beaucoup de choses. Je lui ai peut-être donné de la force, mais sa réussite lui appartient. Isha s’est construit tout seul. Pour Angèle, c’est plutôt le résultat d’un boulot en trio avec Matthew Irons, du groupe Puggy. La partie joyeuse et tubesque de La loi de Murphy, par exemple, ne me ressemble absolument pas. Je suis heureux d’avoir collaboré avec Angèle, mais je préfère rester modeste. La vedette, c’est elle, pas moi. U.S.
> Les Nuits. 25/4 > 6/5, Botanique
> Veence Hanao x Le Motel. 1 & 2/5, 19.30, Grand Salon
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