Interview

Martine Wijckaert: 'Donner des solutions serait prendre le spectateur pour un imbécile'

Gilles Bechet
© BRUZZ
31/01/2018

| Les Fortunes de la viande.

Dans Les Fortunes de la viande, Martine Wijckaert, fondatrice de la Balsamine, transpose à la scène un texte incantatoire et prophétique fustigeant une société atone et mélancolique en quête de transcendance.

Dans sa nouvelle création, Martine Wijckaert poursuit inlassablement son travail d’enluminure théâtrale qu’elle mène depuis 44 ans. Ce texte incandescent et impertinent qui crève sans ménagement les abcès d’une société anesthésiée par l’hydre marchande est magnifié par une mise en scène minimaliste inspirée par le temps suspendu de la peinture mystique espagnole.

Sur son plateau, elle convoque quatre personnages, un boucher-charcutier, sa femme, son confesseur et Diane, chasseresse. Insoumis face à la médiocrité de leur existence, ils basculent vers un chaos amoral où implosent leurs plus intimes certitudes.

Que vous ont fait les bouchers ?
Martine Wijckaert
: Oh Rien. Tout est parti d’une interrogation sur les organes et leur âme. Les organes contenus dans le corps sont-ils susceptibles de métaphysique et est-ce qu’ils nous représentent ?

Et puis, la viande, c’est la consommation et l’absence de transcendance. On vit dans une société dévoreuse de viande complètement coupée des premiers archétypes de ce qu’est la viande, quand il faut chasser, tuer et dépecer l’animal pour manger.

C’est aussi parti du titre Les Fortunes de la viande que j’ai commencé à écrire comme une fable sur cette organicité du corps dans sa réalité fonctionnelle et totalisatrice.

Vos spectacles sont souvent nourris par la peinture. Pour celui-ci il y a l’Agnus Dei de Zurbarán ?
Wijckaert
: Il en a peint une trentaine dans un format assez réduit où, invariablement, un agneau repose sur un fond neutre, les pattes ligotées prêt à être sacrifié. Il accepte son destin sans la moindre crispation et sans aucun ressentiment.

Cet agneau sacrifié impose sa présence, tout à la fois rassembleuse, scandaleuse et qui sait…libératrice, à deux moments clés de la pièce, au tout début et à la fin, mais je ne tiens pas à en dévoiler plus ici.

De manière plus générale, comment la peinture nourrit votre travail scénique ?
Wijckaert
: La métaphysique qui émane de la peinture et des différents plans dans un tableau nourrit mon travail scénique et anime ma dramaturgie tant textuelle que spatiale. Dans Les Fortunes de la viande, quatre personnages tissent des liens autour d'une table en formica qui a tout d’une table de cuisine avec son moche cendrier et une tasse de café, mais qui rappelle aussi celle de La Dernière Cène.

Je n’ai pas de solutions, sinon ce serait prendre le spectateur pour un imbécile

Martine Wijckaert

La scène de théâtre reste pour moi une page blanche sur laquelle s'organisent des plans de vision au centre desquels l’acteur navigue dans le temps et l’espace qui est le sien. Mon ambition, c’est de révéler les éléments du vivant pour faire émerger une émotion chez le spectateur et la sensation d’avoir vu ça.

Dans la pièce, quatre monologues se succèdent. Est-ce un challenge de les faire vivre ensemble ?
Wijckaert
: Ces gens sont tout le temps ensemble. Ils sont comme un quatuor. En tant que solistes, ils tissent des ondes et des liens qui ont des réverbérations entre eux. C’était la proposition de départ sur le plateau d’être ensemble physiquement pour travailler le texte.

Il y a autour de cette table une vie permanente qui unit tous les personnages même s’ils interviennent sur un même univers dans des temps et des points de vue différents.

C’est un travail fin et délicat avec des éléments assez minimalistes. C’est comme un grand corps irrigué par la même pompe aspirante et refoulante.

La diminution des subsides qui a touché la Balsamine a-t-elle mis en danger la production du spectacle ?
Wijckaert
: C’est tombé juste avant la première semaine de répétition. La seule chose qu’on pouvait faire, c’était poursuivre notre métier comme des enlumineurs, ça nous a armés. Et puis, l’approvisionnement du spectacle était bouclé avant les décisions du CAD (Conseil de l’Art Dramatique, ndlr).

Bien sûr, cela va avoir une incidence sur la suite de notre travail d’horticulture de jeunes pousses de la création. Déjà, on travaillait avec un budget insuffisant pour accomplir tout ce que nous souhaitons. 40 000 euros de moins, c’est donc un bras et une jambe qu’on nous coupe.

Ici, on permet aux graines de sortir une petite tête verte hors du champ. C’est de l’artisanat. C’est ça qui est détruit. C’est une décision de société de viande. On n’attend plus de nous un travail artistique mais des produits.

Cette décision n’est jamais que le copier-coller de la structure sociétale actuelle. Les artistes sont des produits qu’on hisse et quand ça implose, on passe à autre chose. Il n’y a plus de spectateurs mais des clients.

Votre vision de la société et de l’humanité est assez pessimiste, mais rassurez-nous, ce n’est pas un texte plombant, il y a de la drôlerie ?
Wijckaert
: Je n’ai pas de solutions, sinon ce serait prendre le spectateur pour un imbécile. Je lève le voile sur des questions. J’ouvre des portes et des fenêtres. Mais la cocasserie est toujours à l’honneur. Le trivial et le métaphysique se frottent et se collent et c’est ça qui fait le cocasse.

Et puis, rien n’est sans issue puisque le spectacle se termine sur une image tendre, fragile et faillible. C’est ça la vitalité. C’est elle qui m’intéresse.

> Les Fortunes de la viande. > 10/2, Théâtre de la Balsamine, Schaerbeek

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