Des designs générés par une IA, des tenues créées exclusivement pour le métavers, des collections 100% genderless. La cyberculture s’est emparée de la haute couture. Au MAD Brussels, l’exposition Fashion Moves permet d’en prendre la mesure, entre autres tendances. « L’état d’esprit a complètement changé. La mode est devenue un espace pour être soi, sans jugement. »
Au MAD Brussels, la cyberculture s’empare de la fashion sphère
Nous sommes à l’aube de l’an 2000. Les prophéties apocalyptiques sur le passage au nouveau millénaire vont bon train. L’ère numérique a pointé le bout de son nez et un film, The Matrix des sœurs Wachowski, met en scène un héros et une héroïne se battant pour délivrer l’humanité prise au piège d’une intelligence artificielle. Leurs looks respectifs challengent les stéréotypes de genre. À l’époque, le règne du digital se contentait d’être une fable futuriste, aujourd’hui, il est devenu une réalité palpable. Dans la fashion sphère aussi, le présent semble avoir rattrapé le futur.
Première génération d’enfants à accueillir un ordinateur dans leur foyer, apprentis Photoshoppeurs à l’adolescence, les designers trentenaires d’aujourd’hui signent des créations en phase avec la transformation – pas seulement numérique – du monde. En témoigne le travail de Stefan Kartchev, Flora Miranda et Maxime Mathieu dont quelques pièces phares sont à découvrir cet été au MAD Brussels aux côtés d’autres pointures telles que Glenn Martens, directeur artistique de Diesel, ou encore la très influente Marine Serre.
Curatée par Margaux Dibos, l’exposition Fashion Moves explore les liens ténus entre la mode et la danse, des scènes de théâtre aux profondeurs des boîtes de nuit. Ce qui frappe, c’est l’esthétique digitale et technocore. Un univers étrangement familier. « Le côté cyberpunk nous fait penser à la fin des années nonante mais on n’a absolument pas affaire à un retour en arrière », insiste Dieter Van Den Storm, directeur artistique du MAD.
« Même s’il y a des inspirations du passé, il s’agit bien d’une nouvelle tendance. » Soit une approche ultra-connectée qui mobilise de nouveaux matériaux, et des valeurs propres aux récents bouleversements qui ont transformé la société de manière irréversible. « On est face à des designers ayant accès à un nombre infini de références. Ils et elles sont sensibles à la récupération des matériaux et leurs créations respirent la liberté. En 2024, on n’est plus dans le jugement, la mode est un espace pour être soi. C’est un tout autre mindset. »
POWER ON
« C’est peut-être parce que je crée des pièces qui s’émancipent des codes classiques que les gens sont si persuadés que je m’inspire de la science-fiction », dit Stefan Kartchev. Diplômé de l’Académie d’Anvers, l’étoile montante du design et de la haute couture a la particularité d’avoir collaboré tant avec Rombaut et Jean-Paul Gaultier x Y-Project, qu’avec des artistes, des temples culturels tels que Bozar et des institutions scientifiques .
« Dans le métavers, vous pouvez créer un vêtement à partir de fumée ou d’électricité. C’est très ludique »
Au MAD, il présentera un top moulant aux tons marins électriques, fusionnant avec des pièces de la créatrice de bijoux française Colombe d’Humières. « Je tente de créer un environnement d’où les bijoux semblent émerger ou dans lequel ils semblent se fondre, projetant une certaine énergie. »
Pour incarner le vêtement, le MAD a fait appel au danseur contemporain belge Nick Coutsier. Ayant conquis aussi bien le Ballet Royal de Flandre que Beyoncé, le juré invité de la finale du Drag Race Belgium 2024 enchaîne les collaborations avec les designers les plus en vogue. Ne faisant qu’un avec la morphologie de Nick Coutsier, tel une deuxième peau, le top de Stefan Kartchev semble taillé pour des corps en action. « Je comprends que l’élasticité de mes créations, combinée à des couleurs osées rappelle les jeux vidéo et le futurisme. Même si ce ne sont pas des univers qui m’inspirent. Ou alors de manière inconsciente. »
Un style « activewear » qui vaudra à Stefan Kartchev d’être contacté en 2023 par Mutani, marque anversoise pionnière de la mode digitale, pour créer une collection virtuelle destinée au métavers. De cette incursion dans le monde virtuel, l’enfant terrible du design retient une liberté de création dont il n’avait encore jamais fait l’expérience. « Les lois de la gravité et de la physique ne s’appliquent pas dans le métavers. On peut jouer à l’infini avec les effets, la modularité et l’interchangeabilité. Vous pouvez créer un vêtement à partir de fumée ou d’électricité. C’est très ludique. »
De retour dans le réel, et malgré les apparences, les collections masculines et genderless de Stefan Kartchev nécessitent très peu de manipulations digitales. « C’est d’abord un travail tactile et manuel. Ce n’est que dans un second temps que j’utilise Photoshop Illustrator de manière assez artisanale. Je ne duplique jamais mes motifs et je ne travaille pas non plus avec le codage. » Pour créer sa jupe «Volt », à contempler au MAD également, Stefan Kartchev s’est inspiré des reflets de la ville sur les fenêtres d’un train, et la façon dont la continuité du paysage urbain se voit brisée par la structure et le matériau de la vitre.
« Mon inspiration vient du monde réel », dit Kartchev. « Je suis attiré par les petits défauts qui s’immiscent dans les créations de l’être humain, et sur lesquelles il n’a plus de prise. Les posters déchirés sur les murs de la ville m’attirent beaucoup. » Une approche visuelle intensément sensorielle à laquelle Stefan Kartchev allie volontiers d’autres pratiques artisanales. Comme celles inspirées des traditions et du folklore de son pays d’origine, la Bulgarie. « Ça reste une interprétation contemporaine. Je propose une sorte de voyage dans le temps, entre passé et présent.»
CYBER- ALLIÉS
Si Stefan Kartchev se nourrit peu de la culture digitale, la designeuse avant-gardiste Flora Miranda ne jure que par le numérique. « J’ai toujours été attirée par la cybernétique, la robotique et la façon dont l’identité humaine se transforme au contact des technologies. » Basée à Anvers où elle a étudié la mode, la designeuse autrichienne séduit le monde entier avec son esthétique futuriste fabriquée à partir d’outils digitaux. En témoignent les intitulés de ses collections audacieuses aux proportions et matériaux innovants : Press reset, Deep Web, Cyber Crack 2020, Free Computing, ...
« J’ai commencé à chipoter avec Photoshop quand j’étais ado dans les années 2000 », dit Flora Miranda. « On me demande souvent si je m’inspire de la trilogie Matrix mais je n’ai vu les films que récemment. Je comprends tout à fait la référence, on partage une esthétique commune. Celle des ordinateurs et de la technologie. » Fidèle utilisatrice de la suite Adobe, apprentie codeuse fascinée par l’intelligence artificielle, Flora Miranda a fait des ordinateurs ses meilleurs alliés.
Au MAD, elle présentera trois pièces issues du projet Xerrox Vol. 2, une collaboration avec le compositeur Alva Noto, précurseur de la musique électronique générée numériquement, pour le Ballet of Difference de Cologne. « L’informatique permet de visualiser la fréquence de la musique d’Alva Noto et de générer un design à partir de cette fréquence. Pendant le spectacle, chaque danseur portait une minute de musique sur le corps. »
Consciente que la technologie a longtemps été associée à un univers masculin, Flora Miranda désire à travers ses créations faire exploser les injonctions de genre. « Le digital peut ressembler à une boîte noire qui fait un peu peur. Mais pour peu que l’on soit un minimum informé, il est possible de participer à cette grande aventure. Et il est primordial que les femmes soient de la partie. »
Inquiète de ne pas voir suffisamment de femmes occuper des rôles de premier plan dans l’industrie technologique, Flora Miranda alerte par le biais de créations visionnaires sur les dangers d’une intelligence artificielle conçue principalement par des hommes. « C’est une question d’équilibre. L’intelligence artificielle tente de reproduire le cerveau humain. Les connaissances des femmes, de même que des savoirs de personnes issues d’origines et de milieux divers, doivent être intégrés aux logiciels sous peine de basculer dans les stéréotypes, en matière de corps et de beauté par exemple. »
NATURELLEMENT GENDERLESS
Arracher les étiquettes de genre, c’est aussi l’une des missions de Maxime Mathieu dont les bijoux en acier genderless entendent sublimer tous les corps sans distinction. « Je n’ai jamais compris pourquoi il fallait genrer un bijou », dit le designer belge diplômé de La Cambre. « Pour les vêtements, je peux l’entendre, il y a des différences de patrons. Par contre, créer des bijoux réservés aux femmes et d’autres aux hommes, ça ne fait que compliquer le propos. »
Longtemps reléguées à la deuxième place, abonnées au statut d’altérité, les femmes puisent naturellement dans la garde-robe masculine. « Pour les hommes, c’est plus difficile de porter quelque chose de connoté féminin », dit Maxime Mathieu. « J’essaie de montrer à mes clients hommes que c’est possible d’arborer un collier ou quelque chose d’un peu plus voyant sans faire de sacrifices sur la vision qu’ils ont d’eux-mêmes. Je constate avec joie qu’aujourd’hui, de plus en plus d’hommes osent porter des choses féminines. D’autre part, on laisse les femmes un peu plus tranquilles. Elles ne sont plus constamment sexualisées et on ne leur demande plus de se pavaner en hauts talons et minijupes. »
Loin de l’univers girly, l’acier inoxydable à partir duquel sont fabriqués les bijoux de Maxime Mathieu leur confère un caractère brut et DIY sur lequel chaque usagèr.e est libre de plaquer sa propre histoire.
Au MAD, Maxime Mathieu présentera, entre autres pièces, un harnais composé à partir de chaînes en acier. « Habituellement, le harnais habille un corps nu, ce qui en fait un objet très sensuel », dit le designer. « Cette pièce s’inspire des harnais que l’on trouve beaucoup dans la communauté gay et dans les boîtes de nuit. Mais comme il n’est pas en cuir, il contraint beaucoup moins le corps. Le harnais devient un petit bijou brillant qui épouse les formes naturelles de votre morphologie. Car aujourd’hui, on assume beaucoup plus son corps qu’avant. »
Autre création incontournable de Maxime Mathieu, un choker en acier inspiré de la culture punk et BDSM, habillant aussi bien une chemise de travail qu’un torse nu dansant au rythme d’une boîte de nuit. « J’ai toujours été fasciné par le monde du BDSM qui est extrêmement codé. On y trouve des choses très intéressantes à travailler comme le ras-de-cou. J’essaie de passer au-delà de l’aspect ‘collier d’esclave’ pour en faire un bijou chic et élégant, avec toujours un clin d’œil humoristique à la culture BDSM. »
Impossible également de penser au choker sans être instantanément propulsé en arrière, vers la culture pop des années nonante. « J’ai eu la chance d’avoir lancé ma marque au moment où les années nonante revenaient sur le devant de la scène. Je pense que la jeunesse d’aujourd’hui aime puiser dans la garde-robe de ses parents mais désire aussi s’en démarquer radicalement. Le temps des lolitas est révolu, porter un ras-de-cou ne pourrait plus jamais
avoir la même connotation qu’il y a trente ans. »
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