Il y a huit ans, on avait déjà pu entrevoir comment Gwénola Carrère allait métamorphoser un recoin non exploré de l’univers de la BD en nouveau territoire luxuriant, sensoriel et dangereux. Avec la publication de la première partie de son Extra-Végétalia, l’éblouissant futur est enfin devenu réalité.
GWÉNOLA CARRÈRE ?
Naît à Genève en 1977 d’une mère bretonne et un père béarnais
Grandit en Vienne et à Bruxelles avec ses sœurs Olivia (comédienne et musicienne) et Albane (mezzo-soprano)
Étudie à l’ESA Saint-Luc Bruxelles, où elle est maintenant prof en illustration et en édition
Fait des illustrations dans la presse, sur des affiches, sur les pochettes du label de musique bruxellois Okraïna Records et dans cinq livres de jeunesse (chez Bayard, Topipittori, Albin Michel et Thierry Magnier)
Signe en 2014 la courte BD Porte de l’Amour pour l’anthologie Bruss.2 et suscite ainsi de grandes attentes
Attente récompensée avec le premier tome de sa première vraie BD Extra-Végétalia
« Tout sauf le réel », voilà comment Gwénola Carrère décrit le terrain qu’elle étreint avec son œuvre. De prime abord, ces quatre mots semblent bien délimiter le sol fertile qui a donné naissance au tout nouveau monde de sa BD Extra-Végétalia. Mais ce sont aussi – comme on le verra dans cet entretien qui se préparait depuis des années – des mots qui titubent. Des mots greffés dans la belle âme de l’illustratrice et autrice de BD bruxelloise, tel des hameçons acérés.
Mais chaque histoire a son commencement, et pour trouver l’origine de cet entretien rêvé, nous devons retourner dans le temps, vers l’an 2014 et les douze pages enivrantes de Porte de l’Amour, la contribution de Gwénola Carrère à Bruss.2, la deuxième édition de l’anthologie de la BD Brussels in Shorts. Un court récit qui relie une femme adultère et un amant pressé, et les années 1959 et 2024, via un passage secret. C’était un voyage psychédélique bouleversant qui nous menait du réel vers l’éventuel, de la Porte de Namur à la Porte de l’Amour, et qui étirait de manière radicale les possibilités de la forme, de la couleur et de la narration.
Je me retrouve avec un sujet qui est super dans l’air du temps, alors que c’est tout ce que je veux éviter et que je préfère m’adonner à la réflexion. J’avais même la prétention de faire un livre post-féministe
Après avoir aussi conquis la fête de la BD et de l’édition indépendante, Cultures Maison, en 2015 avec une affiche et une expo, Gwénola Carrère a reçu un mail chaque année pour savoir quand paraîtrait sa première vraie bande dessinée. Mais chaque fois, tant l’expéditeur que la destinataire retombaient dans la réalité après un « Hélas, pas de nouvelles ».
AU RYTHME DE LA NATURE
Aujourd’hui, une histoire folle, merveilleuse et bouleversante recalibre cette réalité dans laquelle Gwénola Carrère fait d’excellentes illustrations depuis quinze ans – dans la presse, sur des affiches, sur les pochettes du label de musique bruxellois Okraïna Records et dans des livres de jeunesse. Avec Extra-Végétalia, publié par l’alliance étonnante entre Les Requins Marteaux et Super Loto Editions, elle a enfin ouvert le portail vers l’avenir de la bande dessinée, alléluia ! Avec en outre la promesse d’en faire « un diptyque, voire même un triptyque ». « Il est là. Ou mieux : quelque chose est là, mais je ne sais pas ce que c’est. Est-ce bien ? Je suis encore en train de m’en remettre, je pense. (Rires) Il y a tellement de choses qui ont fait que j’ai eu besoin de tellement de temps pour faire ce premier livre. Ce n’est qu’il y a 5 ans environ, quand, en tant que prof en illustration et en édition à l’ESA Saint-Luc Bruxelles, je me suis lancée dans la publication et la narration avec mes étudiants et que nous avons créé un PrintLab, que j’ai enfin eu la confiance nécessaire pour me consacrer à la bande dessinée. Mais en même temps, créer à travers les autres, ça t’assèche un peu. À force de donner beaucoup, on perd son propre désir. Et pour être tout à fait honnête, raconter une histoire, pour moi, c’est le bout du monde. »
Et c’est justement au bout de notre monde, aux confins de l’univers, qu’Extra-Végétalia emmène le lecteur. De cumulets en acrobaties, ce dernier erre avec la curiosité d’un explorateur et l’émerveillement d’un enfant. L’univers né dans l’imagination de Gwénola Carrère est tellement extraterrestre, tellement démesuré et d’une luxure naturelle incroyable. Entre les ruisseaux, collines, chutes d’eau, volcans et plages poussent des plantes tropicales multicolores, gigantesques, somptueuses et luxuriantes. Elles guérissent et blessent à la fois, piquent et caressent, nourrissent et mordent. C’est l’environnement sauvage, à la fois sensuel et dangereux, contraignant et fertile dans lequel une femme – cyclope, jaune et nue – vit au rythme de la nature, en périphérie d’une cité industrieuse animée par une société composée uniquement de femmes. Jusqu’au jour où un homme tombe du ciel dans le monde et s’échoue sur une plage, blessé.
Ce qui suit est aussi sensuel que poétique, aussi excessif qu’intime. Des corps sont fécondés, enfantés, soignés, explorés, couverts, désirés. Un monde est découvert, goûté, subi, célébré, écouté. Le désir est douleur qui est curiosité qui est joie qui est perte qui est émerveillement. Cette fois-ci, quand on tombe, c’est en direction du rêve.
PETITES FOURMIS
L’inspiration de son histoire, Gwénola Carrère l’a trouvée chez l’auteure américaine Charlotte Perkins Gilman, et plus particulièrement dans son roman Herland. Cette utopie féministe radicale de 1915 montrait que les femmes n’ont pas besoin d’hommes pour avoir une société prospère, qui accorde beaucoup d’attention à l’éducation et qui soit libre de domination. Mais Herland, qui se voulait une dissection de la place de la femme dans la société du début du XXe siècle, souffre aussi d’un besoin oppressant de pureté, entre autres via l’eugénisme, la quête controversée de l’amélioration de la composition génétique d’une population. « Exactement », réagit Gwénola Carrère. « Il y a comme un relent presque raciste dans son oeuvre et même si cela me touche – comme son histoire courte de 1892 The Yellow Wallpaper sur le traitement des femmes ‘malades’ – il me fallait un personnage qui pouvait observer la société avec une certaine distance et ironie, même avec gêne. C’est donc la femme nue dans la jungle. Elle m’a permis d’apporter une certaine sensibilité. Mais ça n’a pas été facile, j’ai toujours honte de mes sensibilités. »
Ce livre est plus proche de moi que tout ce que j’ai fait auparavant, il est plus sincère, mais honnêtement, je ne sais pas du tout en fait.
« Et maintenant, je me retrouve avec un sujet qui est super dans l’air du temps, alors que c’est tout ce que je veux éviter et que je préfère m’adonner à la réflexion. Mais on ne peut pas éviter ces expériences humaines. J’avais tout de même la prétention de faire un livre post-féministe. (Rires) Un livre qui observe à la fois les hommes et les femmes comme de petites fourmis dans un monde indomptable. Une nature dans laquelle – comme le montre Emanuele Coccia dans son essai philosophique très poétique Métamorphoses – rien ne meurt. Tout se métamorphose, tout se transforme, tout est mangé, digéré et renaît. »
KING KONG
« En fait, je ne me suis jamais vraiment sentie à l’aise avec l’idée de la féminité ou de l’excès féminin, d’être serviable, dynamique, féminine. J’ai toujours cherché un équilibre, ce qui flotte entre les deux, et c’est aussi ce que j’ai vu chez moi à la maison : ma mère portait la culotte et tenait la baraque et mon père était un rêveur, il aimait dessiner et était plutôt doux », explique Gwénola Carrère. « Je me sens un peu comme Virginie Despentes quand elle dit dans King Kong Theory : ‘J’écris de chez les moches, pour les moches, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf.’ Je me sens comme ces femmes, fondamentalement ! »
La remise en question de cette image idéale, ce miroitement à sens unique qui n’existe pas, s’opère dans l’image, « le lieu pour exprimer une chose qui est plus grande que toi », selon Gwénola Carrère. « C’est pour la même raison que j’aime tant la BD flamande de Brecht Evens et Brecht Vandenbroucke, Herr Seele, Olivier Schrauwen et tous les autres, bien plus que les bandes dessinées françaises. On remarque tout simplement que leur langue pèse moins lourd, ce qui leur permet d’avoir recours plus librement à l’image. »
« C’est chez eux que j’ai pioché – comme chez le dessinateur de BD finlandais Tommi Musturi, l’artiste américaine Kiki Smith et le biologiste allemand Ernst Haeckel, dont chaque dessin botanique est un ouvroir d’infinies perceptions et possibilités. Une attitude, une façon de bouger, toutes ces sensibilités et tous ces détails précis et justes que je ne savais pas traduire. J’avais même honte parfois, c’était presque du fan art. (Rire gêné) Ce livre est plus proche de moi que tout ce que j’ai fait auparavant, il est plus sincère, mais honnêtement, je ne sais pas du tout en fait. »
PETIT CHEMIN BLANC
Ces mots cachent une foi peu stable en ses propres compétences. Et c’est totalement injustifié. Ce que Gwénola Carrère arrive à faire sortir de ses feutres et ses pinceaux Van Gogh, « en lâchant et tenant prise », vient du plus profond de son âme et est d’une beauté exceptionnelle, qui impacte le lecteur au-delà du papier. « J’ai un énorme problème de confiance en moi », avoue Gwénola Carrère, qui est née à Genève et a grandi à Vienne, fille d’une mère bretonne et d’un père béarnais. Tel un « petit chemin blanc » – étymologiquement, son nom se décompose en ‘gwen’ (blanc en breton) et ‘carrère’ (petit chemin, du sud) – elle trace sa voie entre « noble et paysan », attentes et ambitions, rêve et réalité.
Pour moi, l’art est une consolation immense. C’est le seul endroit où je réussis à m’aimer un petit peu. Donc c’est tout à fait égoïste
« Je me sens rarement chez moi. Enfant déjà, à l’école européenne, je racontais à tout le monde que j’habitais à Evere, simplement pour ne devoir emmener personne chez moi, dans ma tour résidentielle à Schaerbeek. C’est pour ça que la bande dessinée, cet art modeste, m’a tellement touchée : on peut tout faire, on peut inventer tout un monde. Et ça me libère, face à ce monde qui est insupportable. » Et face à l’image d’un grand-père qui était extrêmement patriarcal et autoritaire. « Ce sera probablement le dernier livre de ma carrière : l’histoire de mon grand-père, un Français très fier et orgueilleux qui avait vécu la Seconde Guerre mondiale et fut envoyé comme administrateur colonial pour une nouvelle aventure en Côte d’Ivoire avec sa famille. Il intimidait tout le monde. Tout le monde était sous son pouvoir, fasciné par ce monsieur qui avait reçu la Légion d'Honneur, qui allait chasser avec Mitterrand et qui était ami avec Jacques Brel... Je me souviens encore très bien du jour où il a reçu mon premier livre, en auto-édition, et qu’il a dit : ‘D'accord, mais n’oublie pas : tu dois te marier et avoir des enfants.’ J’étais écrasée dans l’œuf à 20 ans. Je pense que ça a beaucoup joué dans ma fuite vers l’art. » Tout sauf le réel...
« Pour moi, l’art est une consolation immense. Avant de se suicider, l’auteur suédois Stig Dagerman a écrit dans une lettre : ‘Notre besoin de consolation est impossible à rassasier.’ Mais l’art peut le faire. C’est le seul endroit où je réussis à m’aimer un petit peu. Donc c’est tout à fait égoïste. »
GWÉNOLA CARRÈRE : EXTRA! VÉGÉTALIA 1
Publié chez Les Requins Marteaux & Super Loto Éditions, 80 p., 26€
Gwénola Carrère : Extra-Végétalia
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