C’est une petite mythologie qui se déploie à LaVallée, où Vincent Glowinski et Chloé Schuiten font vibrer l’espace avec des dessins, des sculptures, du tissu, de la peau, des morts et des naissances. Entre arbres fluides, corps malléables, visages métamorphosés et rencontres sulfureuses, Mue est à couper le souffle.
Tu entres dans « une forêt sombre, moite et dense. » L’espace vibre, « comme si toute forme pouvait y surgir ». Tu sais comment tu es arrivé ici. Autour de la forêt, serpente une route sur laquelle « une rencontre, un mariage » a eu lieu entre un homme et un animal. Tu l’as vu se produire, de derrière « deux grands yeux brillants dans l’obscurité totale ». Il y avait « un choc », et tout s’est mélangé. Des peaux ont été perdues, des membres se sont emmêlés inextricablement. Une « créature thérianthrope », ni homme ni animal, était née.
Tu es cloué au sol, tout tourne à l’intérieur. Tu as ouvert la bouche, mais à part ton cœur qui bat vite, il n’y avait aucun son. Tu lèves tes griffes au ciel, où « quatre bras et quatre jambes se fondent en un poulpe, une araignée », une danse de membres. Où un masque d’os prend possession d’un visage, un corps est traîné par un squelette vivant, et une Méduse capte ton regard. Disparitions, apparitions et autres mouvements se figent. Un moment d’immobilité inouï, avant que tout ne se remette en mouvement. Tu fermes les yeux et tu te trouves dans une forêt sombre, moite et dense...
Il s’agit là du genre de mythologies qui découlent des mains de Vincent Glowinski et Chloé Schuiten à LaVallée, comme un dernier geste avant que ces mains, avec leur atelier, ne se déplacent vers un autre lieu en France, à la campagne. Ou du moins « tout ce qui est volume, les sculptures, les grandes peintures. Notre bureau reste à Bruxelles », explique Vincent Glowinski, qui, après la mort de son pseudonyme quasi mythique Bonom en 2010, à travers des dessins, des sculptures, de la danse et des performances, a continué à se muer en une créature fabuleuse qui fait vibrer notre corde sensible par sa ferveur, son espièglerie, sa profondeur et son urgence. « Ma mère (Agnès Debizet, avec qui il a fait l’exposition Mater Museum au Botanique en 2016, NDLR) recherche le même équilibre : un atelier à l’extérieur, avec de grands espaces où l’on peut développer un travail de la matière, être plus dans les objets, déconnecter un peu, ralentir, et une vie en ville, où tout est plus électrique, plus rapide. J’ai l’impression que ces deux aspects deviennent de plus en plus évidents dans ma vie. »
« On multiplie les lieux plutôt que de les quitter », ajoute Chloé Schuiten, une autre âme pétillante qui – souvent en binôme avec Clément Thiry et Antoine Boute – enveloppe de manière inimitable avec des dessins, des mots, des tissus, des expériences et des rituels le noyau dur du vivant, et qui recherche souvent la nature coincée dans la ville. « Des friches, des interstices, des microbulles, de petits coins de paradis à l’ombre d’une grande usine ou de machines gigantesques. » Des lieux comme cette forêt, cette exposition, « où tout est possible » et où, au milieu de toute cette agitation, on laisse les choses être, bouger, inquiéter, libérer, consoler, effrayer, mordre, guérir...
L’AMANDE
C’est quelque chose d’une beauté exceptionnelle qui ne peut qu’exister. Dans les paradoxes, dans le doute, par le toucher. Comme une boule de vie qui palpite et qui prend forme sous tes yeux, se transforme, s’écoule en histoires qui se nichent sous la peau. « J’ai l’impression qu’on a cherché plein de manières pour discuter ensemble, par la pratique artistique », explique Chloé Schuiten. « Il y a des choses que nous avons faites séparément et que nous avons ensuite mises en dialogue, des dessins qui sont des adresses les uns aux autres, et des choses que nous avons faites ensemble. »
« Le vrai quatre-mains, c’est l’exposition elle-même », ajoute Vincent Glowinski. « Nous nous sommes basés sur nos propres travaux, mais ils se recoupent fortement – l’humain, l’animal, la nature, l’industrie... sont la substance de nos œuvres. En les juxtaposant, elles se prolongent l’une l’autre. »
Après un film d’animation créé en direct, une danse du dragon et leurs Mariages au Lac – « une cérémonie et une performance artistique en même temps » – Mue est une nouvelle étape dans leur parcours commun. « Je pense que notre création artistique est très proche de nos vies et cela vaut pour nous deux », dit Chloé Schuiten. « J’ai beaucoup plus de mal à comprendre comment on fait une exposition, un truc qui est très séparé de la vie. Je me sens plus à l’aise là où les choses se mélangent, sont perméables, et on ne sait plus qui fait quoi. »
Vincent Glowinski : « C’est facile, car il y a quelque chose de très naturel dans notre collaboration. Ce que fait Chloé me semble très familier. Mais c’est aussi déstabilisant, car il faut accepter que ce qu’on pensait avoir de la valeur tout ce temps ne signifie rien pour l’autre. Et vice versa. Comprendre qu’on ne comprend pas quelque chose mais lui donner une chance, tant dans la vie que dans la pratique artistique, c’est une transformation forte dans ma rencontre avec Chloé. »
J’adore quand les choses se mélangent, sont perméables et qu’on ne sait plus qui fait quoi
« Ce n’est pas un compromis. C’est un échange, une rencontre, on s’est adapté pour pouvoir dialoguer. Comme dans cette immense araignée, que Chloé a créée, comme un personnage qui peut dialoguer avec mon poulpe géant. Ils ont adopté les caractéristiques de l’autre. Le poulpe est un peu pétrifié et l’araignée a un côté un peu mou et visqueux. C’est là que se trouve l’échange. Vous voyez ce dessin où l’on voit deux ovales glisser l’un sur l’autre ? Eh bien, les contours de chacun de nous sont très présents, mais il y a cette amande au milieu, qui est notre rencontre. »
LA PELLE
Il y a cette toile inextricable de seize jambes et tentacules. De sculptures et de dessins qui sont avides, allègres, tendres. Qui explorent des corps, les chargent de petites blessures et de symboles, les masquent, les déforment, les font vaciller. On écrase, on aime, on touche, on souffre, on surprend. La vie est exposée dans cet espace. Brute, brutale, sans compromis.
« On s’expose », dit Vincent Glowinski. « Méchamment même, je me dis parfois. La vie et l’art sont mélangés. Notre expo, notre mariage, notre bébé, tout fait partie de la même histoire. Mue est devenue très intime. Ce n’est pas un choix, nous ne l’avons pas cherché ni décidé. C’est comme ça. Cela peut être un peu désagréable, mais à partir du moment où l’intimité prend une autre forme, dès que ce qu’on vit peut permettre de toucher quelque chose d’autre et que quelqu’un puisse recevoir, ce n’est qu’un outil, la matière pour le travail artistique. Sans cette intimité et ce rapport, ces petites choses cachées, je n’ai rien à montrer. »
« L’art en soi, je ne sais pas ce que c’est », soutient Chloé Schuiten. « Cela apporte tout de suite un flou. L’art ne devient intéressant que lorsqu’il pose des questions qui le dépassent. Pour moi, rien n’est dissociable. Quand je travaille avec Antoine (Boute, NDLR) dans cette envie de justement retourner au noyau dur du vivant, c’est ce que je cherche pour ma vie aussi. Quand je crée, je ne mens jamais, ce sont toutes des choses auxquelles je crois aussi dans ma vie. C’est toujours la même recherche, que je le fasse en dessinant, en me déplaçant, en travaillant dans mon potager... L’art est l’outil, la pelle pour creuser nos trous. »
C’est ce creusement qui devient merveilleusement visible dans la série de portraits qui jalonnent l’étage supérieur de l’espace d’exposition. Cela a quelque chose de magique, de voir sur le visage en constante métamorphose se manifester l’humeur, les sentiments et les pensées, l’âme. Du créateur et du modèle. « Dans ce face à face, l’image de ce trou qu’on creuse ensemble s’est vraiment imposée à moi», raconte Chloé Schuiten. « C’était très intense. Nous avons commencé avant le confinement et nous aurions pu continuer à creuser sans fin. Parfois, il arrivait que l’un de nous soit épuisé, n’y croyait plus, et que l’autre continue, dans une sorte d’ivresse de creuser ensemble dans la même direction. »
Sans cette intimité et ce rapport, ces petites choses cachées, je n’ai rien à montrer
« Ce que je trouve étonnant », ajoute Vincent Glowinski, « c’est que lorsque vous faites un portrait, vous laissez en quelque sorte très vite apparaître vos propres traits dans le visage de l’autre personne. En insistant, en enchaînant les portraits, le papier, l’autre, devient un miroir de vous-même, comme si nous, on était tout. Comme si dans cette image qui finit par planer entre Chloé et moi, au-delà de la reconnaissance ou la fidélité du portrait, on recherchait quelque chose sous le visage, soi-même, cette zone de contact, la rencontre. »
LE SILENCE
« Ça ne devient pas plus facile de faire ces portraits, non », dit Vincent Glowinski en riant. « Peut-être que je me mure un petit peu, mais je continue à expérimenter, à creuser, un peu pataud, un peu maladroit. » « Mais c’est cette maladresse que j’aime tant », soutient Chloé Schuiten. « Dans le dessin, je suis constamment à la recherche de cela, du sentiment d’être tout le temps à côté de la plaque. Ça donne quelque chose à chercher, à croire dans le dessin. »
Cela ouvre un terrain de jeu où les formes n’ont plus de contours fixes, et où on peut muter. Comme dans la forêt, à la fois impénétrable et grouillante, qui se trouve dans la salle arrière. Comme un espace où les choses se dévoilent, se cachent et transforment. « L’art est un outil de transformation, oui », dit Vincent Glowinski. « C’est comme ça que je le ressens. Ma vie entière s’est toujours articulée autour de projets artistiques. C’est ma façon d’exister. C’est comme ça que je me raconte, que je me définis, et que je développe la suite. Si je n’avais pas ces traces, j’aurais l’impression de ne plus avoir de sol, plus de murs. J’aurai toujours besoin de cet ancrage, je suppose. Mais cet ancrage peut aussi être ailleurs. »
« Cet été, Jean-Marie Massou est décédé. C’était un fou, comme on dit, qui vivait en Dordogne et y sculptait la terre. Il a fait des centaines de mètres de galeries sous terre, révélait des canyons et construisait des voûtes en pierre. C’est dingue, c’est une obsession. Et il l’a fait pour lui-même, il n’y avait pas de public. Comme quelque chose de nécessaire, de vital. Ces actes essentiels de l’humain, qui ont toujours été là, seront encore là demain. Qu’ils soient autorisés ou non. C’est la même chose quand on se lève, qu’on marche, qu’on vit. Ce n’est jamais dissocié de l’humain. Et c’est là que je rencontre Chloé : nous avons tendance à considérer l’art comme un objet, à nommer la crise de la culture et à exiger qu’elle soit nourrie. Comme si l’art devait être nourri de l’extérieur. Même sans cela, il sera toujours profondément partout. L’art n’est pas quelque chose qu’on nous permet. »
« J’ai même un peu abandonné l’idée que c’est moi qui m’exprime », ajoute Chloé Schuiten. « Non, ça s’exprime à travers moi. Que ce soit l’air du temps, mes voisins, mes colocs, ou quelque chose de plus grand, quelque chose de cosmique. Moi, je ne suis que le pinceau. »
L’air du temps souffle aussi sur LaVallée à deux jours de l’ouverture de Mue. Le renforcement des mesures anti-corona, au niveau national et à Bruxelles, intervient à peu près au même moment qu’en avril, lorsque l’exposition devait en fait ouvrir. « Cette fois-ci, elle n’a pas été annulée », déclare Vincent Glowinski, « mais il n’y aura pas de vernissage. Maintenant, même si personne ne vient, elle a lieu, elle existe, le chapitre est écrit. »
« Bien que cela fasse bizarre de voir tout fermer à nouveau. Comme pour Mater Museum au Botanique, à l’époque des attentats. Cette exposition était très importante pour moi, et en ce sens elle avait une fonction, mais c’est quand même dommage qu’elle ait attiré moins de public. J’ai parfois l’impression de revivre cette période aujourd’hui. Comme si l’exposition existait, mais qu’elle était coincée dans des anciennes formes, comme si le vieux monde s’exprimait une dernière fois, dans un dernier mouvement, et qu’il pivotait. On avait l’impression de s’être déjà adaptés. Mais la pandémie frappe à nouveau, et il s’avère que nous ne sommes toujours pas équipés pour cette époque. »
Nous avons tendance à voir l’art comme un objet, quelque chose qui doit être nourri de l’extérieur. Mais arrêtez de le nourrir, il sera toujours profondément partout. L’art n’est pas quelque chose qu’on nous permet
Chloé Schuiten : « Je pense qu’il est particulièrement important d’être à l’écoute de ce que ça raconte de manière plus grande, ce virus. Et d’être malléable, parce que c’est quand même une force qui nous dépasse et qui nous dit plein de choses. Si on est un peu dur de l’oreille, il va le dire de plus en plus fort. Moi, je vois ça aussi comme un mouvement qui peut être très joyeux, mais il faut écouter. Je fais aussi cet exercice dans les expériences de vie avec Clément Thiry, où nous gardons parfois le silence pendant cinq jours. J’y vois une grandeur. La parole, elle est autoritaire en fait, elle est tout le temps créatrice. Se taire, c’est écouter, écouter le monde. »
« Le titre de l’exposition, Mue, ‘changement de peau’, s’est en ce sens également transformé » , complète Vincent Glowinski. « En silence, un mutisme. » Un silence inouï, avant que tout ne se remette en mouvement.
VINCENT GLOWINSKI & CHLOÉ SCHUITEN : MUE
> 31/10, LaVallée, Facebook : lavalleebxl
Vincent Glowinski & Chloé Schuiten : Mue
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