Une séance de dédicace à la Librairie Flagey ? Rien de spécial, me direz-vous. Je vous conseille pourtant de vous dépêcher pour avoir une dédicace d'Aimée de Jongh, une auteure rotterdamoise de 33 ans, dont la notoriété a dépassé les frontières de ses Pays-Bas natals et qui prouve une nouvelle fois, avec Soixante printemps en hiver, qu'elle mérite vraiment les louanges et les prix. Voici cinq raisons de faire la queue.
1. Tant que c’est possible : la rafleuse de prix
« Tous les vieux l’ont déjà eu », dit Aimée de Jongh en riant et en minimisant l’importance de son Stripschapprijs, un grand prix néerlandais qu’elle a remporté le mois passé à 33 ans (!). « Les Pays-Bas ne comptent pas énormément d’auteurs de BD, donc à un moment donné, il est possible que chaque auteur ait reçu ce prix annuel pour son œuvre. Cela n’enlève bien entendu rien à l’honneur du prix. Si j’ai bien compris, le Stripschap ne vise plus tant à couronner une œuvre, mais plutôt un jeune créateur qui joue un rôle important dans la BD néerlandaise. C’est plutôt un prix pour stimuler. Je ne dois pas forcément me sentir vieille. » (Rires)
Sa modestie lui sied bien, mais la réalité nous conte une histoire un peu différente. Il y a quelques années, la Rotterdamoise tombait subitement dans ce qui a été surnommé « la vague néerlandaise » : un grand groupe d’auteurs de BD néerlandais qui, sortis de nulle part, ont fait fureur au niveau international et dont les œuvres ont été traduites dans toutes les langues, exposées et primées. Parmi des membres comme Typex, Erik Kriek, Peter van Dongen et Barbara Slok, Aimée de Jongh sortait un peu du lot. Elle n’avait que 25 ans quand elle a publié son premier roman graphique Terugkeer van de wespendief, traduit en français en 2016 sous le titre Le retour de la bondrée, qui a obtenu le Prix Saint-Michel. En 2018, également à Bruxelles, elle a reçu le Prix Atomium de la BD citoyenne pour L’obsolescence programmée de nos sentiments, une adaptation d’un scénario de l’Espagnol bruxellois Zidrou. Et avec Jours de Sable, paru l’année passée, elle a accumulé les prix : du prix Best of Show Award du MoCCA Arts Fest à New York au Prix des lecteurs Ouest-France/Quai des Bulles en passant par le 15e Japan International Manga Gold Award. Et ainsi, elle a conquis le cœur des lecteurs du monde entier, ou du moins de ceux qui lisent en néerlandais, en français et en anglais. On saura bientôt cette année comment faire une phrase combinant « Jours de sable » avec « coup de cœur » en allemand, en espagnol, en italien, en polonais, en croate et en serbe.
C’est donc simplement une question de temps avant que l’œuvre d’Aimée de Jongh n’apparaisse dans la sélection officielle des Prix Will Eisner ou du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême. (Et sitôt dit, sitôt fait, Jours de sable vient d'être nommé pour un prix Eisner !) Et alors, on verra si elle a encore le temps de venir faire des séances de dédicace dans une petite librairie bruxelloise. « Bien sûr que oui ! », me dis-je en moi-même.
2. Tant qu’elle peut encore le faire : la perfectionniste
Une grande partie du succès d’Aimée de Jongh est due à son travail acharné et à son besoin irrésistible de créer. Elle travaille jusqu’à épuisement. « Quand j’ai une échéance, je pense toujours à cette dernière heure en pleine nuit qui me permettra de faire en sorte que tout soit parfait. J’ai apporté de grands changements à Jours de Sable la toute dernière semaine, j’ai enlevé des parties et j’en ai rajouté d’autres. Je trouve qu’il est important d’avoir cet espace. Je veux y consacrer tout le temps que j’ai. Et oui, j’avoue que je suis perfectionniste et que j’ai besoin de tout contrôler. (Rires) Et parfois j’exagère, en changeant des petites choses que personne sauf moi ne remarquera de toute façon. C’est à la fois une malédiction et une bénédiction. C’est justement grâce à ce satané perfectionnisme que mes livres sont tels qu’ils sont. »
« Et entre-temps, l’enjeu est aussi devenu assez grand », enchaîne-t-elle. « Quand je m’occupais encore de livres à petit tirage, que je dessinais avec un groupe d’amis, on les imprimait et reliait nous-mêmes et on essayait de les vendre aux salons de la BD. À cette époque, j’avais une liberté absolue. Je faisais ce dont j’avais envie, parce que j’en avais envie. Maintenant, quand je fais un livre, il y a tellement de gens qui font aussi partie du processus. Il y a un éditeur, une équipe marketing, ils font des frais pour la commercialisation du livre, et même si je ne dois pas vraiment m’en préoccuper, je le fais quand même. Si un livre n’a pas de succès, cela peut avoir des conséquences pour le reste de ma carrière. C’est pour ça que je me dois de faire des choix plus précis et que je suis très consciente qu’avec chaque livre, je rajoute une pierre à l’édifice de mon œuvre. »
Et si un jour, son éthique du travail devait commencer à s’user, il lui reste cette autre vie, que ses personnages semblent souvent choisir. « Parfois, j’y pense, oui. Je me dis : ‘Dans dix ans, j’arrête de faire des BD et je deviens camionneuse, bien à l’aise, toute seule dans ma cabine, des journées entières au rythme de la radio. Et alors, plus personne n’entendra parler de moi.’ Mais dans la réalité, on ne le fait pas bien sûr. Bâtir une carrière comme auteure de BD est assez compliqué comme ça, ce serait dommage de jeter tout ce qu’on a construit par la fenêtre. »
Parfois je me dis : ‘Dans dix ans, j’arrête de faire des BD et je deviens camionneuse, bien à l’aise, toute seule dans ma cabine, des journées entières au rythme de la radio. Et alors, plus personne n’entendra parler de moi.’ Mais dans la réalité, on ne le fait pas bien sûr
3 À la croisée de multiples mondes
Ses premières expériences avec des publications à petit tirage se basaient déjà sur la BD franco-belge – « mes parents étaient de grands fans de BD, avec une collection où figuraient entre autres Spirou et Tintin » – et les mangas et l’anime japonais. « Ce que j’aimais le plus, c’était le fait que tous ces livres étaient en noir et blanc, le dessinateur ne pouvait donc pas se cacher derrière les couleurs et les effets. Je trouve souvent ces dessins mieux faits que ce que je voyais par exemple dans Tintin. »
C’est l’amour d’Aimée de Jongh pour les films et séries d’animation japonais, comme Pokémon et plus tard Dragon Ball Z, Akira et les productions du Studio Ghibli, qui a fait que cette jeune fille qui n’avait cessé de dessiner depuis ses cinq ans, qui s’est vu offrir par son père à ses seize ans un site web pour publier ses œuvres et qui a publié son premier livre Aimée TV à dix-sept ans, a opté pour des études d’animation, à défaut d’une formation en BD. D’abord à l’Académie Willem de Kooning à Rotterdam, ensuite au KASK à Gand et à Paris. « Ça m’a beaucoup appris sur la façon de raconter une histoire, comment cadrer l’image, s’il faut aller plus près ou s’éloigner. Et cela m’a valu quelques belles missions. » Comme les films d’animation d’une série de Songs in the Key of Life pour le talk-show De Wereld Draait Door, et les animations pour l’expo Slavernij au Rijksmuseum d’Amsterdam.
Ajoutez à tout ça, un gag quotidien dans le journal Metro néerlandais (Snippers, 2012-2017, traduit en français sous le titre Coloc) et un travail de journaliste graphique, et on obtient une pratique qui se nourrit de plein de mondes différents, filtre les meilleurs éléments en les réutilisant pour son propre rayonnement.
4. Des intentions sincères
Dans Jours de sable, Aimée de Jongh plonge dans l’Oklahoma de 1937, où la sécheresse et les tempêtes de sable ont transformé le paysage en « Dust Bowl ». John Clark, fils d’un photographe de renom, est envoyé dans la région pour y fixer le malaise naissant mais il est en lutte avec ce qu’il voit, avec la façon dont l’objectif s’interpose entre lui et la vie. Il sent que ses photos ne sont pas à la hauteur car elles ne font pas honneur à l’expérience de la réalité. « Ton intention se reflète toujours dans ton image », explique Aimée de Jongh. « Et parfois, on se heurte à des limites. J’ai déjà remis en doute ce qu’on pouvait faire avec la BD, sa capacité à rendre justice à ce qu’on représente. Dans le camp de réfugiés Kara Tepe à Lesbos, où je suis allée avec Judith Vanistendael pour réaliser la courte histoire en images Europe’s Waiting Room, j’ai par exemple eu beaucoup de mal avec cet aspect. On y dessine des histoires très personnelles de réfugiés qui sont traumatisés et sous tranquillisants. Et moi, je venais sur place chercher des histoires dans ce camp, avant de reprendre l’avion pour les Pays-Bas et en faire une BD de reportage. Un reportage qui sera toujours une abstraction de ce qu’on a vu sur place, coupant ces vies en morceaux pour les rendre lisibles. »
Comment Aimée de Jongh gère cela dans son œuvre ? Comme un des réfugiés des dernières pages de Europe’s Waiting Room, quand il dit qu’il veut aussi faire un portrait d’elle. « Ne bouge pas », dit-il, en la regardant avec insistance et en dessinant. Le portrait fini, elle y voit une magnifique fleur. En traitant ses sujets avec beaucoup de chaleur et de douceur, en permettant une vie fluide et une métaphore scintillante, Aimée de Jongh crée de la poussière d’étoile.
« Ton intention se reflète toujours dans ton image. Et parfois, on se heurte à des limites. J’ai déjà remis en doute ce qu’on pouvait faire avec la BD, sa capacité à rendre justice à ce qu’on représente »
5 L’importance est dans les détails
Le plus extraordinaire, c’est peut-être le côté naturel d’Aimée de Jongh. Qu’il s’agisse de la fierté et de la tristesse des habitants du Dust Bowl, des vies semi-finies dans la peau de corps âgés de L’obsolescence programmée de nos sentiments ou de son dernier livre Soixante printemps en hiver (avec Ingrid Chabbert comme scénariste), il s’agit toujours de ces moments anodins de la vie qu’on oublie souvent et qui sont abordés avec beaucoup de respect et de nuances. Le quotidien, l’occasionnel, les choses qui passent sont rendus avec une poésie proche des vies dépeintes par Judith Vanistendael. Elle le démontre dans Soixante printemps en hiver, avec ses dessins de la vie de Josy, cette femme, mère et grand-mère, qui vient d’avoir soixante ans et qui refuse de souffler les bougies sur son gâteau et décide de quitter la vie qu’elle a toujours connue avec une seule valise pour bagage. Ou comment sur la banquette arrière d’un taxi à Jakarta dans la BD Taxi, elle fait référence en passant à ses origines indonésiennes et au décès de son père quand elle avait dix-neuf ans. Comment, dans cette pensée fugace dans un taxi, elle retrouve la promesse de l’oubli. « J’ai publié Taxi sans éditeur, sans pression, en toute liberté, et c’est pour ça qu’il est probablement plus proche des livres à petit tirage que j’ai faits avant. Dans un format difficile qui plus est, en noir et blanc », sans dissimuler quoi que ce soit. En toute honnêteté.
En toute honnêteté ? Cette queue n’est pas pressante. Aimée de Jongh continuera longtemps à créer de belles choses. Mais faites-la quand même.
DÉDICACE AIMÉE DE JONGH : SOIXANTE PRINTEMPS EN HIVER
20/5, 17.00, Librairie Flagey, librairiesflagey.com
Aimée de Jongh : Soixante printemps en hiver
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