Quand Sarah van Lamsweerde prend conscience de la valeur symbolique d’un tableau congolais dormant dans la maison de sa tante à Saint-Josse, et qui avait autrefois servi de décor pendant l’Expo 58, elle réunit un groupe multidisciplinaire pour en retracer le destin. Le résultat de cette quête s’appelle Tracer, un projet artistique à voir jusqu’au 19 octobre à la Wetsi Gallery.
En novembre 2019, Sarah van Lamsweerde cherche un lieu pour projeter le film d’une amie cinéaste. Elle pense immédiatement à l’immense salon dans la maison de sa vieille tante à Saint-Josse où elle a installé son studio d’artiste pour lui tenir compagnie. La date est fixée, les invités sont contactés. C’est le début d’une histoire incroyable qui débouchera sur le projet artistique Tracer. BRUZZ en livre le récit du point de vue des six protagonistes.
La galeriste
« J’ai un peu secoué la tête en disant : ‘Mais qu’est-ce qui se passe ici’ ? », se souvient Anne Wetsi Mpoma. « J’étais venue voir un film et je tombe sur ça. » Historienne de l’art belgo-congolaise, à la tête d’une galerie à Etterbeek, Anne Wetsi Mpoma sait reconnaître une peinture de Mwenze Kibwanga à des kilomètres à la ronde. Surtout si elle mesure trois mètres de hauteur. « L’objet était dans un coin, sans réelle fonction décorative. » Ni une ni deux, elle questionne son amie Sarah sur le tableau qu’elle ne quitte plus des yeux. Il est l’un des trente-trois panneaux de décor d’un spectacle nommé Changwe Yetu (« Notre fête à tous », en swahili) produit par le défunt propriétaire des lieux, son oncle Jean-Marc Landier.
Au début des années cinquante, l’homme est engagé par Maurice Huysman, futur directeur du Théâtre royal de la Monnaie, pour parcourir le Congo et le Rwanda-Urundi et former une troupe de 120 danseurs issus de multiples groupes ethniques. Leur spectacle, réparti en une série de numéros à l’authenticité relative, se produit d’abord dans la région minière du Katanga avant de faire le voyage jusqu’en Belgique à l’occasion de l’Expo 58.
De ce grand show exotisant qui avait conquis la presse belge et propulsé sa carrière, Jean-Marc Landier avait conservé trois panneaux de décor dont un seul allait le suivre jusque dans sa dernière maison bruxelloise.
La peinture est festive. Des personnages boivent un coup, d’autres semblent danser. Le style se caractérise par des hachures faites de traits épais au pinceau propres à son auteur: Mwenze Kibwanga.
« Mwenze Kibwanga est à la peinture congolaise ce que Ensor ou Magritte sont à la peinture belge. Il a été formé à l’école du Hangar, fondée par l’ancien militaire français Pierre Romain-Desfossés. C’est via ce type d’ateliers que la peinture congolaise est passée des murs au chevalet ».
Quelques années plus tard, à la mort de sa tante, Sarah van Lamsweerde contacte la galeriste. Elle désire sortir l’immense panneau de décor de la maison familiale pour le faire voyager jusqu’au continent africain via un projet artistique. Les deux femmes décident alors que l’œuvre fera d’abord un arrêt à la Wetsi Gallery à Etterbeek. « C’est une façon de reconnaître que le Congo fait partie de l’Histoire belge. »
Désormais installé entre les murs de sa galerie, Anne Wetsi Mpoma a noué une relation privilégiée avec le tableau. « C’est comme si j’avais un dialogue avec ma grand-mère. Je visualise un ancêtre retrouvé, qui m’insuffle la force de parler de ces zones d’ombre de l’histoire, parce qu’elles sont bien pires que ce qu’on nous en a dit. »
La médiatrice
« J’étais face à un objet qui n’appartenait plus vraiment à quelqu’un, et que l’on pouvait toucher. Ce qui n’est pas le cas dans un musée. Je trouvais important de donner accès à ce tableau », dit Sarah van Lamsweerde. Selon les accords d'héritage, la peinture de Mwenze Kibwanga revient au fils de Jean-Marc Landier, Johnnie, résidant en Ouganda. « Je lui ai demandé si on pouvait ramener le panneau chez lui en faisant quelques détours. Il a accepté. »
Grâce à une petite subvention, Sarah van Lamsweerde réunit un groupe de travail multidisciplinaire. Au printemps 2023, trois de ses membres, une conservatrice d’œuvres d’art, une historienne et elle-même, s’envolent pour Lubumbashi sur les traces du spectacle de danse Changwe Yetu et de l’artiste congolais qui en avait peint les décors.
« Via ce tableau, c'est comme si j'entrais en dialogue avec ma grand-mère congolaise. Je visualise un ancêtre retrouvé, qui m’insuffle la force de parler de ces zones d’ombre de l’histoire »
« Je me vois comme une simple médiatrice dans ce projet, » insiste van Lamsweerde. Sur place, alors qu’on la questionne sur sa venue à Lubumbashi, l’artiste ressent une gêne face à l’histoire belge dont elle est porteuse. C’est la boule au ventre qu’elle aborde le spectacle de son oncle Jean-Marc créé dans les années cinquante pour glorifier la colonie. Jusqu’au déclic. « J’ai fini par comprendre que mon histoire personnelle avait sa place dans le projet à partir du moment où je me posais la question de savoir qui était cet oncle pour moi. »
Pour le savoir, il faut remonter jusqu’au souvenir d’un spectacle de danse où, petite fille, elle incarnait un flocon de neige sous le regard fier de son oncle et de sa tante, assis dans le public. Adulte, elle fera carrière dans la danse contemporaine à Amsterdam avant de glisser vers la performance et les installations.
« Mon oncle et ma tante m’ont encouragée à rester dans le métier artistique. Ils représentaient un autre monde en comparaison à des personnes peut-être plus conventionnelles de ma famille. Aujourd’hui, je regarde ce tableau de l’artiste Mwenze Kibwanga et j’observe ce qui se passe en moi, les paradoxes et les ambiguïtés. Chaque personne impliquée dans le projet expérimente un processus différent en présence de cet objet. À partir de là, on essaie de voir comment on peut travailler ensemble. »
L’historienne
« Oh, alors tu as été danseuse ? Dans les archives, je suis tombée sur ce spectacle, Changwe Yetu, ça devrait t’intéresser, » lance Sarah Van Beurden, professeure à la Ohio State University, à la chercheuse texane dont elle dirige la thèse de doctorat en Histoire africaine.
Oui, le sujet intéresse grandement Emily Hardick. Et dès que les mesures sanitaires sont levées en 2021, la chercheuse américaine s’envole pour la Belgique, l’AfricaMuseum à Tervuren mais pas seulement, pour éplucher les archives de ce spectacle de danse réunissant 120 danseurs du Congo, du Rwanda-Uruni, présenté au Katanga en 1956 avant de faire le voyage jusqu’en Belgique. Dans le grand auditorium de l’Expo 58 au Heysel, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles ainsi que dans d’autres salles emblématiques du pays.
De fil en aiguille, Emily Hardick entend parler du groupe de recherche artistique lancé par Sarah van Lamsweerde et finit par intégrer l’équipe qu’elle rejoindra à Lubumbashi au printemps 2023. « Notre espoir était de parler à des gens qui avaient été en contact avec le spectacle », dit l’historienne. « C’est sûr qu’on ne veut pas se contenter des sources coloniales. Et quand on les utilise, il faut le faire avec un regard extrêmement critique. Jean-Marc Landier prétend avoir bravé la brousse pour sauver des danses menacées par l’oubli. Mais elles étaient loin d’être oubliées. Son rôle a surtout été de les réduire à un format adapté au théâtre et susceptible de plaire à un public européen. Il était d’ailleurs assisté d’un producteur congolais, Adolphe Kisimba, qui était loin d’en être à son premier spectacle. Lors de notre voyage à Lubumbashi, nous avons pu parler avec son fils.»
Si Changwe Yetu a ouvert des portes à Jean-Marc Landier, le succès des artistes congolais associés au spectacle est beaucoup plus difficile à mesurer. « Certains ont eu l’occasion de faire d’autres shows, d’autres ont été renvoyés directement chez eux alors qu’ils avaient demandé explicitement à rester. La plupart ne sont malheureusement plus là pour en parler. Pour ceux qui vivent encore, s’il en est, c’est très difficile de retrouver leur trace parce que dans les rapports, ils étaient listés par groupes ethnolinguistiques et non pas comme des artistes individuels. Ce qui pose évidemment question. »
La restauratrice
« Faire le deuil des fragments perdus de l’histoire, c’est aussi avancer », soutient Emmanuelle Nsunda. À la mort de sa tante et alors que sa maison est mise en vente, Sarah van Lamsweerde cherche une personne capable de déplacer l’immense panneau de Mwenze Kibwanga dans les règles de l’art.
La galeriste Anne Wetsi Mpoma la met sur la route d’Emmanuelle Nsunda. « J’ai d’abord été frappée par sa grandeur et par le fait qu’il était en si bon état. Ensuite, ce tableau a pris pour moi une dimension spirituelle », dit la conservatrice. « Toucher ce tableau, c’est toucher ce avec quoi il a été en contact depuis toutes ces années. Il n’aurait jamais dû arriver jusqu’ici et pourtant il est là. J’avais enfin devant moi cet objet qui allait me permettre de soutenir des thèses qui jusqu’ici étaient un peu insoutenables. »
Diplômée en conservation et restauration d’œuvres d’art à l’École supérieure des arts Saint-Luc à Liège, « femme noire dans un milieu très blanc », Emmanuelle Nsunda nage à contre-courant, finit par dériver et par imaginer une déontologie de la restauration des œuvres d’art intrinsèquement liée à son identité. « Moi qui suis d’origine congolaise mais née en Belgique, je suis familière de l’invisible, parce qu’il y a des choses auxquelles on n’a pas accès. Parce qu’elles ne sont pas sur notre territoire ou parce qu’on n’a pas pu parler avec nos aînés. L’histoire coloniale est liée à la perte de mémoire et à la perte de souvenirs. Mais ça ne veut pas dire que rien n’a été transmis.»
Alors qu’elle prodigue les soins nécessaires au panneau de décor de Mwenze Kibwanga, Emmanuelle Nsunda complète ses nombreuses questions restées sans réponses par « des extraits de témoignages recueillis lors du voyage à Lubumbashi, des souvenirs, la poésie, la fiction, des choses qui sont parfois un peu intangibles ». « Même si tout n’est pas forcément juste ou vrai, je pense que cette démarche peut aider à retrouver une certaine mémoire collective à travers ce panneau. »
Si la fiction est permise, peut-on imaginer que le panneau de Mwenze Kibwanga ne soit pas remis au fils de son acquéreur (si tant est que le panneau ait été acheté par Jean-Marc Landier et non pas juste « gardé en souvenir » ; ce qui reste, à ce jour, de l’ordre du mystère)? « Oui et ça n’était pourtant pas à l’agenda. Pendant nos sessions de travail, la question de la restitution a été soulevée. »
Les artistes
Face à l’impossibilité de documenter le passé, le groupe de travail réuni autour du panneau de Mwenze Kibwanga produit de nouveaux documents. Entre les murs de la Wetsi Gallery, différentes créations artistiques regroupées sous le nom de Tracer entreront en dialogue avec le tableau lors de séances ouvertes au public. Anne Wetsi Mpoma lira une fiction qu’elle a signée, Emmanuelle Nsunda et Emily Hardick partageront leurs réflexions. Sarah van Lamsweerde, le cinéaste congolais Nizar Saleh et la performeuse Kenyane-Australienne Esther Mugambi se livreront à une performance-installation. « On place le panneau au centre et on essaie, avec nos corps, de se mettre à la place du tableau, de raconter son histoire depuis son point de vue », explique Esther Mugambi.
Outre la proposition chorégraphique, une installation visuelle et sonore mêle des bribes de conversations des artistes à des fragments d’un documentaire de propagande datant de 1957, réalisé et commenté par Jean-Marc Landier lui-même sur son spectacle Changwe Yetu.
« En tant que Congolais, j’ai été choqué par ce film », dit Nizar Saleh. « Nous sommes présentés comme des sauvages qu’il faut maîtriser et amener vers la civilisation. Il y a une certaine beauté dans le fait que Jean-Marc Landier ait rassemblé des danseurs de différentes tribus ethniques. Mais la hiérarchie qu’il impose entre elles présage des guerres tribales au moment de l’Indépendance. »
Pour sa part, Nizar Saleh a choisi d’aborder la figure du peintre Mwenze Kibwanga comme celle d’«un artiste prophète, donc l’art prédirait l’avenir de manière inconsciente. »
« Dans son panneau, les personnages ont l’air de trinquer autour de tables rondes. Et quatre ans après, en 1960, l’indépendance du Congo éclate menée par un certain Patrice Lumumba, agent commercial pour une marque de bière, invité à la Table ronde belgo-congolaise à Bruxelles pour y fixer la date de libération de son pays. » Libre à chacun d’y voir ou non le fruit du hasard.
Sous le nom de 'Tracer' la Wetsi Gallery programme du 5 au 19 octobre des lectures et performances autour de la peinture réanimée de Mwenze Kibwanga, www.wetsi.gallery.
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