À partir d’un glaçant fait divers, vieux d’un quart de siècle, Georges Lini met en scène un conte cruel pour adultes qui questionne la protection des plus faibles, la culpabilité et la possibilité d’une rédemption.

Dans l’indifférence générale d’un centre commercial de Liverpool, deux jeunes enfants emmènent avec eux un garçonnet pour ensuite le frapper à mort et abandonner son corps le long d’une voie ferrée. Les bourreaux avaient onze ans, leur victime huit. Cet effroyable fait divers donna au début des années nonante une nouvelle émanation du mal dont les humains sont capables, rendu plus insupportable encore par l’âge des meurtriers.

Pour marquer les 20 ans de sa compagnie Belle de Nuit, le metteur en scène et comédien Georges Lini a demandé au dramaturge Stanislas Cotton d’écrire une pièce à partir de cet horrible événement. On y retrouve un des deux meurtriers, plusieurs années après sa sortie de prison. Hanté par son passé et par ses propres démons, il est revenu parmi les hommes, alors qu’il est toujours perdu au plus profond de la sombre forêt de son inconscient.

Les crimes hors normes sont-ils nécessairement révélateurs d’une époque et d’une société ?
Georges Lini: La société a les crimes qu’elle mérite et ils sont le reflet d’une époque. En disant ça, on ouvre des questions. Qu’a donc fait la société pour les engendrer. Qui sont les responsables ? À chaque époque, ses monstres, seuls les moyens et le contexte changent. On peut, par exemple, constater que ces gamins viennent d’un milieu social défavorisé. Ce sont des constats, pas des réponses parce qu’il y a plein d’autres questions.

Sirius Malgrétout et Tommy Tantpis, les noms des personnages, semblent sortis de Harry Potter, y a-t-il un lien ?
Lini: C’est lié à l’écriture poético-enfantine de Stanislas Cotton. On est partis de l’actualité pour aller dans un conte noir, plutôt tendance Grimm que Disney. Et derrière ce côté faussement poétique et enfantin se cache la cruauté du monde. Je voulais éviter de représenter ce fait divers de manière réaliste avec des rails de chemin de fer sur la scène. La scénographie n’est pas réaliste. Elle suit l’écriture par des ellipses et des ambiances inquiétantes. On fait appel à l’imaginaire du spectateur pour traduire ce qu’il ressent.

Notre théâtre est là pour transformer la laideur en beauté

Georges Lini

Vous détestez le théâtre tiède, vous voulez bousculer et consumer nos certitudes ?
Lini: Notre théâtre a évolué depuis quatre ans. Vers 2015, on a eu un moment où on ne se satisfaisait plus de notre travail. On s’est interrogés et on est restés un an sans bosser. On a voulu se détacher d’un certain théâtre bourgeois où on a tendance à montrer ce que les spectateurs attendent et d’où les gens ressortent comme ils sont entrés. Nous, on a envie de se poser des questions que le public n’aimerait pas se poser.

Vous voulez éviter de prendre position et cultiver l’ambiguïté. Qu’est-ce qui différencie l’ambiguïté du consensus ?
Lini: L'ambiguïté, c’est de ne pas s’impliquer dans la résolution des problèmes. C’est aussi démultiplier les points de vue en se mettant du côté des enfants comme de celui de la victime sans prendre parti pour l’un ou pour l’autre.

C’est comme dans le film Dead Man Walking. Je me souviens avoir eu de l’empathie pour le meurtrier, joué par Sean Penn, mais à la dernière scène du film quand on revoit le meurtre, il apparaît soudainement odieux et on se surprend à se dire après son exécution « C’est bien fait ». En démultipliant les points de vue, on peut essayer d’être objectif et de susciter ce genre de retournement.

Vous voyez la scène comme un lieu de transgression et de rupture, est-ce pour désamorcer l’indifférence ?
Lini: C’est avant tout pour désacraliser la représentation. C’est important aujourd’hui car on n’est plus dans un théâtre à l’italienne avec des comédiens inaccessibles qui déclament sur leur piédestal. On veut ramener le processus de représentation à quelque chose de très banal qu’on peut arrêter ou interrompre.

Félix, un des comédiens, sort de son personnage à un certain moment, demande de rallumer les lumières et donne son point de vue. Le spectateur ne sait plus très bien où il est. Ça peut changer tous les jours en fonction de l’échange avec le public. On ne sait plus ce qui est écrit ou improvisé et ça fait aussi partie de la magie du théâtre d’aujourd’hui.

Vous avez aussi dit qu’avec votre théâtre, vous voulez « honorer notre tristesse pour le monde ».
Lini: Notre théâtre est là pour transformer la laideur en beauté. On doit honorer notre tristesse parce qu’elle est là, c’est important d’en parler, de laisser la parole à ceux qui en sont les victimes et les acteurs. Nous vivons une époque où la tristesse et l’inquiétude sont légitimes.

On ne va pas nier ces émotions, mais plutôt les honorer en les rendant théâtralement belles. Dans Tristesse animal noir en 2016, après un incendie dévastateur, les personnages se demandaient comment sublimer cette horreur en une œuvre d’art, c’est ce que j’essaie de faire avec les moyens qui sont les miens.

> La Profondeur des Forêts. Atelier 210. 20/12 > 10/03

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