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Interview

Pietro Marullo fait chavirer la matière

Gilles Bechet
© BRUZZ
11/05/2018

Mêlant les langages de la danse, de l’art plastique, du son et de l’installation, WRECK nous parle de migration et de la condition humaine dans une fascinante dérive métaphorique de la matière et des corps. Après deux jours au Varia, le spectacle de l’ovni italien basé à Bruxelles Pietro Marullo tournera en Europe, en Amérique latine et en Asie.

Est-ce un monstre, une vague géante ? Une bouche qui avale et recrache les créatures inférieures ? Cette forme mouvante qui avance, recule pour faire apparaître et disparaître les danseurs est l’âme mouvante de WRECK – List of extinct species, un spectacle inclassable de Pietro Marullo. Le projet est un spin-off de Arance - avoid shooting blacks, présenté au Varia en février 2015. L’Europe était alors confrontée à la réalité glaçante de ces embarcations surchargées de migrants englouties par les eaux froides de la Méditerranée. Dans ce premier spectacle, le Napolitain s’intéressait au sort des survivants de la traversée, quasiment réduits à l’esclavage dans les plantations d’oranges du sud de l’Italie.
Dans Wreck, la colère et l’indignation est transcendée par la métaphore. Une fascinante structure gonflable de plastique noir, quatre danseurs, deux manipulateurs et une bande-son imagée et puissante. Il n’en faut pas plus pour faire chavirer les spectateurs. Libérée du discours politique et du bruit médiatique, l’image du naufrage nous ramène aujourd’hui et à l’aube des temps, aux débuts de la civilisation et à sa perte.

Ce qui importe n'est pas tellement ce que dit l'acteur, mais plutôt ce qu'il manipule

Pietro Marullo


La sculpture-objet, au centre de Wreck, a été créée pour votre précédent spectacle Arance ?
Pietro Marullo : Quand on a fait Arance en 2015, le public réagissait très bien à la structure gonflable qui apparaissait dans la première partie du spectacle. Cet objet réunissait tout ce qui me plaît : la symbolique, la matière, le rapport à l’espace, le volume les couleurs et les corps. Le défi pour moi était de travailler avec des danseurs et de faire danser la matière. Pendant une année, on a fait beaucoup de recherches en amenant différentes idées. Et on a fait pas mal de résidences pour développer le concept et apprendre à manipuler ce genre d’objet.

Vous avez étudié la mise en scène à l’Insas, mais votre parcours va bien au-delà ?
Marullo : Avant l’Insas, j’ai travaillé le mouvement, la musique et la philosophie. J’ai aussi fait de l’art plastique et de la sculpture. En faisant du théâtre, je me suis rendu compte que ce qui m’intéresse, ce n’est pas le texte, mais la matière, les couleurs, les formes et les volumes. Ce qui importe n’est pas tellement ce que dit l’acteur, mais plutôt ce qu’il manipule. Je pense que je suis un ovni dans le théâtre. Après avoir vu Arance, beaucoup de gens avaient du mal à le considérer comme du théâtre, et dans la danse aussi, je sors des codes. C’est un concept de danse très très élargi.

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Comment avez-vous travaillé sur Wreck ?
Marullo : Le premier défi était de comprendre comment animer cette matière sur scène, mais aussi dans l’esprit du spectateur. Et c’est avec le son qu’on y arrive en créant tout un tas de couches qui donnent différentes significations à ce qu’on voit. Tout au long du spectacle, on change de texture et de couleur sonore. On suggère de façon inconsciente, et indirecte, des images sonores sur lesquelles s’appuie l’imagination du spectateur pour créer des associations. Il y a l’univers marin parce qu’il fallait tout de suite l'ancrer dans quelque chose de concret, et puis la vie de tous les jours. Il y a des moments abstraits et d’autres plus mélodiques. À un moment, on entend des voix cachées dans les bruits et puis, par contraste, une séquence de piano où on est complètement dans la mélodie.

Le son, c’est aussi une matière ?
Marullo : Tout à fait. Notre oreille est sensible au volume des sons comme si elle décodait un bas-relief qui se détache d’un bruit de fond. L’oreille a une fonction de sculpteur, elle nous place dans un espace et surtout c’est un créateur d’altérité. Aujourd’hui, je continue à travailler avec cette dimension, ce langage. Ce sera un des noyaux de mon prochain projet, une suite d’Arance, autour du labyrinthe et de la Crête en référence aux Hots Spots créés sur les îles grecques par l’Union européenne pour retenir les migrants.


Pendant la première partie du spectacle, la magie et la poésie sont indissociables de l’illusion créée autour de cet objet qui semble autonome. Pourtant, vous avez tenu à montrer l’envers de la manipulation.
Marullo : L’objet scénique est comme une marionnette géante. Les manipulateurs sont derrière. Il fallait montrer ce travail pour révéler le projet et aussi parce que ça fait sens. Derrière la symbolique et la matière, il y a des gens. C’est une autre fiction. C’est une histoire que l’humanité se raconte. On sait très bien que c’est manipulé, mais on ne le voit pas, c’est la magie du cerveau humain.

Comment avez-vous travaillé la dimension chorégraphique du spectacle ?
Marullo : Dans Wreck, je parle du naufrage de la matière. La sculpture est manipulée et à la fin, elle se dégonfle. Mais mon matériau, c’est aussi le corps. Et pour moi le drame du corps humain, c’est l’émotion. C’est elle qui fait le lien entre les premières postures immobiles, comme en méditation, et celles qui s’inscrivent dans le mouvement, dans la réaction et le déséquilibre, de la ronde mystique jusqu’à la grimace des gorgones. Cet objet artificiel créé à partir des déchets de notre civilisation devient créateur de figures humaines et d’une fiction écrite par l’émotion.

> WRECK - LIST OF EXTINCT SPECIES. 11 & 12/5, 19.00, Varia

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