Cadette d’un clan de cinq sœurs, la Bruxelloise Samira El Mouzghibati s’en remet au cinéma documentaire pour sauver sa famille, au bord de l’implosion. Après avoir fait sensation en festival, Les Miennes sort dans nos salles.
Samira El Mouzghibati: ‘Je n’aurais jamais cru que ma mère accepterait de faire ce film'
Enceinte, Samira El Mouzghibati se rêve aux côtés d’un petit garçon. Quand on lui annonce que c’est une fille qui grandit dans son ventre, elle reste sans voix. Plus encore, une immense culpabilité la ronge : pourquoi ne se réjouit-elle pas de cette naissance prochaine ? Pourquoi est-elle incapable de projeter sa fille dans une vie heureuse ? « Moi qui me voyais comme une femme libérée, il était clair que j’avais un sérieux problème.»
Pour comprendre, elle se tourne, instinctivement, vers les femmes de sa lignée : ses quatre sœurs à qui elle voue un amour sans limites, et sa maman, yuma en rifain, tenue à distance par la sororie depuis le mariage forcé de l’aînée, à l’âge de 17 ans. « Je suis la petite dernière, je n’ai pas la même relation avec ma mère que mes sœurs, mais j’ai toujours senti une douleur énorme dans l’air. »
Pour affronter les démons familiaux, Samira El Mouzghibati n’est pas seule. Elle est armée d’une caméra. Un objet sacré dont elle découvrait la puissance à l’âge de 17 ans. Du temps où, alors qu’elle était en plein décrochage scolaire, elle avait trouvé un peu de réconfort au sein des maisons de quartier de Molenbeek. « Ces espaces me faisaient voir d’autres possibles que ce que l’école projetait sur moi. Et qui se résumait, en substance, à devenir secrétaire ou à me cacher en tant qu’opératrice téléphonique si je restais voilée. L’école a d’ailleurs eu raison de mon foulard. Je l’ai retiré comme un constat d’échec. »
LA RÉVÉLATION
Dans le quartier Maritime, l’animateur Karim Amezian organise des ateliers de prise de parole pour les jeunes. Les interventions au micro sont filmées. « Un jour, Karim m’a proposé de passer derrière la caméra. J’ai fait un gros plan sur un visage et ce fut la révélation. »
S’ensuivent à l’INSAS des études de montage – « Je ne me sentais pas légitime de me lancer dans la réalisation. » Sur les bancs de cette école de cinéma très sélective, la jeune femme s’accroche, alors que tout autour d’elle lui rappelle sa différence. « 80% des élèves avaient fait une prépa en France. Ils citaient Jean-Luc Godard alors que mes références à moi, c’était le Kinépolis. Il m’arrivait d’être envahie de tristesse sans savoir pourquoi. Mais je tenais bon. Je voulais faire du cinéma coûte que coûte. »
Quand elle se lance à 30 ans dans la réalisation d’un premier film, c’est parce qu’elle est rattrapée par son passé familial. Mais aussi parce qu’elle est prête. « J’avais réconcilié mon amour du cinéma avec la femme amazigh/rifaine, belge, croyante et issue de la classe ouvrière que je suis. D’autre part, je voulais oser parler de ce qui fait mal. Et montrer à ma communauté un cinéma qui n’était pas forcément formaté pour plaire. »
Les Miennes, acclamé au BRIFF (prix du meilleur montage) et doublement récompensé aux Visions du Réel en Suisse, est aussi bien une ode au pouvoir du cinéma qu’à ses limites. Lorsque Samira El Mouzghibati réunit sœurs et parents pour annoncer son envie de leur consacrer un film, son cœur est rempli d’un espoir démesuré. Un espoir à la hauteur de la colère qui la consume. « Je suis en colère contre moi-même, contre mes parents, contre ma mère qui nous reproche de ne pas partager sa vision stricte de l’islam. » L’amour n’est-il pas censé être inconditionnel ?
Je fantasmais une fin hollywoodienne où tout le monde finissait par se comprendre.
En épluchant les films de famille et en s’équipant d’une caméra (Victoire Bonin au cadrage), la réalisatrice n’a qu’une idée en tête : ouvrir les yeux de sa mère, transformer profondément les relations familiales. « Je fantasmais une fin hollywoodienne où tout le monde finissait par se comprendre. »
Dans la famille de Samira, la caméra est accueillie avec un étrange soulagement. À la surprise générale, yuma, sa maman, s’empare de cet espace d’expression singulier. «Je n’en revenais pas que ma mère était en train de faire un film avec moi. Voilà qu’elle s’assumait à l’écran, alors que l’écran représente pour elle le diable dans nos foyers. »
Émue par le mouvement que sa maman opère en son sens, Samira baisse la garde et entreprend de faire un pas vers elle. Ce déplacement la mène jusque dans la région natale de ses parents, dans les montagnes du Rif, au Maroc. Un pays où ses sœurs et elle s’étaient depuis longtemps gardées de remettre les pieds. Sur la terre de ses ancêtres, sa mère est métamorphosée. Elle n’est plus cette femme timorée, repliée sur elle-même et sur ses croyances. Blaguant en rifain au milieu de femmes qui lui ressemblent, gravissant les collines d’oliviers centenaires: elle rayonne.
Pour la réalisatrice, le puzzle se met en place. « Ma mère, c’est une femme exilée qui a dû se construire une force de guerre, basée sur la rigueur et les rituels. Ses moments de prière sont des espaces qui lui appartiennent à elle seule. J’ai compris que ce qu’elle a essayé de nous transmettre, c’est ce qui lui avait permis de survivre. Je suis forcée d’interpréter son acharnement à faire de nous l’une des siennes, comme un geste d’amour. » Pas de fin à l’eau de rose pour autant. Le cinéma n’a pas le pouvoir de guérir nos blessures. Mais il peut nous aider à vivre avec. « Je n’ai pas changé ma mère. J’ai déplacé le regard que je portais sur elle. »
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