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Michel Khleifi, pionnier bruxellois du cinéma palestinien: ‘J’ai vu la mort dans les yeux’

Sophie Soukias
© BRUZZ
12/12/2024

Michel Khleifi, pionnier du cinéma palestinien, vit à Bruxelles depuis plus de cinquante ans. Après avoir été honoré au Film Fest Gent en octobre dernier, une sélection de ses films, restaurés par la Cinematek, est désormais disponible en streaming sur la plateforme Sooner. « Je ne cherche pas à présenter les Palestiniens comme des saints, mais comme des êtres humains. »

Après avoir échangé quelques poignées de main avec ceux venus le saluer, Michel Khleifi nous rejoint autour d’une petite table en bois clair du Bar du Matin. La lumière filtrant à travers les grandes baies vitrées de ce café forestois adoucit l’atmosphère, comme pour dissiper la grisaille extérieure.

Khleifi est de ces personnalités capables de se dédoubler. Tandis qu’il répond avec précision à nos questions — un ton posé qui trahit ses années d’enseignement dans des écoles de cinéma — son regard scrute sans cesse l’agitation du café, absorbant chaque scène qui se joue autour de lui. « Je ne suis pas un voyeur, mais chaque personne ici porte en elle une histoire qui mérite d’être racontée », confie celui dont les films, récemment honorés lors de la dernière édition du Film Fest Gent, sont actuellement disponibles en streaming sur Sooner.

Son histoire à lui commence sur le fil. Suspendu entre la vie et la mort pendant les premiers mois de son existence, son état de santé semble désespéré. Désemparés, ses parents consultent une voyante, qui leur conseille de changer son prénom, Elias, en Michel. « J’ai guéri », dit-il. « Mais je pense que ma survie, je la dois avant tout à un chirurgien allemand. »

'Tale of the 3 jewels' door Michel Khleifi

Cinematek

| Un extrait de 'Le conte des trois diamants' (1995) de Michel Khleifi : un récit initiatique sur fond de Première Intifada qui a mis le cinéma palestinien sur la carte.

Ce sera donc sous le nom de Michel Khleifi qu’il deviendra, en 1981, le premier Palestinien à présenter un film au Festival de Cannes avec son documentaire La Mémoire fertile. Une première qui marquera le début de passages réguliers sur la Croisette. Mais sous le tapis rouge se cache une histoire plus douloureuse. « J’en parle maintenant parce que le temps a passé », confie-t-il, le regard plongé dans sa tasse de café noir. « Il y a tant de choses que j’ai gardées pour moi.»

Alors que le festival battait son plein, Khleifi raconte avoir reçu un appel de Gilles Jacob, alors délégué général du prestigieux festival, qui l'informait que La Mémoire fertile avait remporté la Caméra d'Or. Pourtant, le trophée a été remis à quelqu’un d’autre.

« On m’a rapporté plus tard qu’un réalisateur américain avait menacé de quitter le festival si la Caméra d’Or était décernée à un Palestinien », dit Khleifi, qui évoque d’autres humiliations similaires au fil de sa carrière. « On se dit que le monde est injuste, qu’un prix ne nous définit pas, mais la blessure reste. »

Michel Khleifi

Sophie Soukias

| Récemment honorés lors de la dernière édition du Film Fest Gent, les films de Michel Khleifi sont actuellement disponibles en streaming sur Sooner.

Enfant de Galilée

Michel Khleifi naît en 1950 à Nazareth, en Galilée, dans une famille modeste. La ville, passée sous contrôle israélien deux ans plus tôt après la guerre de 1948, est marquée par des restrictions sévères de circulation. « Pendant mon enfance, je n'ai quitté Nazareth que rarement, car il fallait une autorisation militaire pour sortir. Ça m’a aidé à me créer un monde intérieur », explique-t-il.

Le jeune Khleifi nourrit son imagination à travers des lectures et des films. Bien qu’il n'ait pas toujours les moyens de se payer une place de cinéma, il prend plaisir à inventer des histoires sur les films qu’il n’a pas vus, racontant les intrigues à ses amis, qui n’y voient que du feu.

À 13 ans, pour aider sa famille, il accepte un job de vacances chez un menuisier israélien dans un quartier récemment construit. L'expérience le marque durablement .« Il m’humiliait et m’injuriait. Il me traitait de ‘sale arabe’, me laissant dehors sous le froid en me hurlant dessus. C’est là que j’ai compris que je ne pourrais pas rester ici. La violence allait devenir de plus en plus insupportable. Aucun peuple n’accepterait de se soumettre de cette façon, ça ne pouvait que mal se terminer. Quand j’ai eu l’occasion de partir, je suis parti. »

À 20 ans, Michel Khleifi débarque en Belgique avec 200 dollars en poche et sans billet de retour, convaincu que son séjour ne sera que temporaire. Un cousin à son beau-frère, qui vit dans le Brabant wallon, a promis de l’aider à passer en Allemagne pour travailler chez Volkswagen. Mais le hasard provoque son destin.

En route vers Bruxelles pour rendre visite à des amis, il se retrouve coincé dans une manifestation à Ixelles contre la « loi Vranckx » (du nom du ministre de la Justice de l’époque), qui cherche à interdire aux étudiants étrangers de travailler en Belgique après leur cursus. Pris dans la foule, il est arrêté et conduit au commissariat. « Je n’avais pas de papiers. Pour m’aider, ils m’ont dit qu’il fallait que j’apprenne le français. S’ils m’avaient demandé d’apprendre le néerlandais, j’en aurais fait autant. Puis ils m’ont demandé ce que je voulais étudier. » Khleifi répond, le cœur ouvert : « Le théâtre ».

Honneur aux femmes

Après ses études à l’INSAS, il décroche un poste d’assistant réalisateur à la RTBF, mais son désir de raconter ses propres histoires le pousse à convaincre le journaliste André Dartevelle de le suivre en Palestine pour un reportage. « C’était l’époque qui suivait Mai 68, où l’on commençait à parler de la situation palestinienne. Les gens étaient sensibles à ce qui se passait là-bas », se souvient-il. Ensemble, ils filment à plusieurs reprises la Palestine, le Liban aussi, au cœur de la guerre civile.

Pourtant, un jour, Michel Khleifi ne veut plus faire de reportages. « On nous demandait d’être objectifs, mais c’est une illusion. Chaque regard est forcément subjectif. » Il se lance alors dans son premier documentaire d’auteur, La Mémoire fertile, considéré aujourd’hui comme une œuvre fondatrice du cinéma palestinien. Khleifi était le premier à filmer son propre pays, à l’intérieur des frontières israéliennes.

Dans ce film de 1981, Michel Khleifi suit deux femmes palestiniennes : l’une, citadine et écrivaine, vit à Ramallah en Cisjordanie ; l’autre, rurale, réside à Nazareth. L’une est une mère divorcée, l’autre une veuve. Deux trajectoires différentes, mais toutes deux marquées par le poids des traditions patriarcales et les blessures de l’occupation. À travers leurs récits, le réalisateur met en lumière une forme de résistance discrète.

« Les hommes me répondaient de façon très formatée quand je les interviewais. Les femmes, elles, étaient beaucoup plus authentiques et m'ouvraient la porte de leur intimité », raconte-t-il. Avec La Mémoire fertile, Khleifi amorce les bases de son style cinématographique. « Je voulais que le cinéma palestinien s’inscrive dans la modernité. »

« Je suis un produit du cinéma belge. Mes films n’ont pas toujours été reconnus ni financés comme tels, mais je revendique pleinement cet héritage. »

Lorsqu’il passe à la fiction, Michel Khleifi continue de faire la part belle à des femmes de tous les âges, à la personnalité forte et à l’esprit libre, parfois provocateur. Il les montre dans toute leur humanité, corps compris.

Dans son film phare sorti en 1987, Noce en Galilée, il ose une scène de bain rituel où la mariée, entièrement nue, est lavée par d’autres femmes de son entourage. Elle se tient, bras levés, dans une pose digne d’un tableau mythologique. « Je me suis inspiré de la statue de la déesse-mère Ishtar », confie-t-il. Une audace qui lui vaut des menaces de toutes sortes : « Comment oses-tu montrer une Palestinienne nue ? », lui reproche-t-on.

'Wedding in Galilee' door Michel Khleifi

Collections Cinematek

| Dans 'Noce en Galilée' Michel Khleifi offre une représentation rare des fragilités masculines, très peu explorées à l’écran.

Même si l’actrice venait de Paris, Michel Khleifi admet aujourd’hui que c’était « de la folie » d’avoir osé aller jusqu’au bout de son idée. « Mais je ne regrette pas. » Dans ce même film, il brise un autre tabou : celui d’une nuit de noces non consommée. En exposant cette faille intime, Khleifi offre une représentation rare des fragilités masculines, très peu explorées à l’écran.

Être réalisateur, pour Michel Khleifi, c’est aussi vivre en sursis, prendre des risques et parfois mettre sa vie en jeu pour le cinéma. « Sur le tournage de Cantique des pierres (une fiction racontant l’histoire de deux amants palestiniens séparés à Jérusalem, qui se retrouvent 15 ans plus tard, NDLR), on a failli mourir plusieurs fois. Un de mes collaborateurs a même pris une balle dans le dos. Mais on avait une telle foi dans le projet qu’on ne mesurait pas les risques. Dans mes souvenirs, j’étais d’un calme extraordinaire », raconte-t-il.

Des fous

Le tournage de Le Conte des Trois Diamants, dans la bande de Gaza, commence dans une atmosphère apocalyptique. Le 25 février 1994, un colon israélien massacre 29 Palestiniens à Hébron. Le pays bascule en état d’alerte maximale. La BBC, coproductrice, demande à l’équipe de quitter le territoire. « Nous avons décidé ensemble de rester et de terminer le film. J’étais tellement fier de mon équipe. » Certaines scènes nécessitaient de manipuler de fausses armes à feu, une source d’angoisse constante dans ce contexte de tension extrême. « Que ce soit du côté israélien ou palestinien, les gens nous prenaient pour des fous ! »

Dans une archive télévisée de la RTBF, un reportage (Les enfants de la haine, disponible sur le site de la Sonuma) s’attarde sur les coulisses du tournage. On y découvre une équipe belge – « des Flamands, des Francophones » – apprenant le dakbe, une danse traditionnelle palestinienne, aux côtés des jeunes acteurs du film. « Je suis un produit du cinéma belge. Mes films n’ont pas toujours été reconnus ni financés comme tels, mais je revendique pleinement cet héritage », nous dit Khleifi.

Sur ces images d’époque, Khleifi, alors quadragénaire et vêtu d’un gilet sans manches de type « reporter » – presque identique à celui qu’il porte aujourd’hui – s’adresse à la caméra : « Les violences quotidiennes à Gaza ne peuvent pas passer inaperçues, il faut pouvoir les décrire ». L’archive dévoile également les traumatismes de Mohammad, le jeune acteur incarnant Youssef, casté par l’équipe du film après l'avoir rencontré par hasard dans le garage de son père. Son regard intense en dit long. « À huit ans, son père a été poignardé devant lui. Il ne passe pas une nuit sans cauchemars. »

Michel Khleifi en Mohammad Nahhal

Collections Cinematek

| Michel Khleifi il y a une trentaine d'années, sur le tournage de 'Le conte des trois diamants' en compagnie du jeune acteur Mohammad Nahhal. « Les violences quotidiennes à Gaza ne peuvent pas passer inaperçues, il faut pouvoir les décrire. »

Le conte des trois diamants, un récit initiatique sur fond de Première Intifada (soulèvement palestinien contre l’occupation entre 1987 et 1993), explore les rêves et la jeunesse dans un monde en guerre. Khleifi plante le décor dans des paysages débordant de vie : des forêts luxuriantes, des orangers éclatants, des oasis vibrantes de chants d’oiseaux, le tout baigné par une mer d’un bleu saisissant. « C’est douloureux de l’admettre, mais cette nature n’existe plus », déplore-t-il. « Elle est si présente dans mes films parce que je voulais figer ce que je savais voué à disparaître. »

Dans Ma’loul fête sa destruction, le documentaire suit les anciens habitants d’un village galiléen rasé en 1948, qui recréent les contours de leur village sur une fresque murale, dessinée à partir de leurs souvenirs. Le village, aujourd’hui transformé en forêt plantée en mémoire des victimes du nazisme, leur est accessible une fois par an, lors de l'anniversaire de l'indépendance de l'État d'Israël. On y voit un vieil homme errer parmi les décombres, se demandant ce qu'il est devenu des oliviers et amandiers qui ornaient autrefois le lieu. Plus loin, un groupe d’hommes pique-nique en famille, à l'ombre des pinèdes. Ils confient qu'ils donneraient tout pour revenir vivre ici, même sous des tentes.

Le cinéma de Michel Khleifi explore autant de façons d’être palestinien qu’il y a de Palestiniens. Des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards. Des traditionalistes et des modernes. Ceux qui prennent les armes et ceux qui y renoncent. Ceux qui rêvent de partir et ceux qui refusent de bouger. « Je ne cherche pas à présenter les Palestiniens comme des saints, mais comme des humains », précise-t-il. « Victimes du bourreau israélien, mais parfois aussi bourreaux eux-mêmes. » Pourtant, selon lui, cette humanité reste incomprise du côté israélien : « La société israélienne est incapable de nous voir comme des êtres humains, de s’émouvoir de notre sort. »

Crime fondateur

Michel Khleifi apprend les attentats du 7 octobre 2023 au réveil, par un SMS d’un ami. « La mort de n’importe quel être humain est une tragédie », confie-t-il avec gravité. « Je suis pacifiste de nature et, intellectuellement, je crois à la non-violence. C’est pourquoi je pense qu’Israël aurait dû s’en remettre au droit international pour enquêter sur cette tragédie et en juger les responsables. Mais face à un État qui agit en colonisateur et qui ne respecte pas lui-même le droit international, il n’y a pas d’espoir. »

Qu’adviendra-t-il alors ? « J’ai l’impression que la société israélienne traverse une phase de folie collective ultime. Qu’ils risquent de prolonger leur génocide à une échelle encore plus grande, et que ce n’est qu’après avoir ‘éliminé leur ennemi absolu’, comme un crime fondateur dont ils auraient besoin, qu’ils commenceront à nous humaniser… Peut-être. »

Une sélection des films de Michel Khleifi est disponible en streaming sur Sooner (sooner.be). La plateforme Avila propose également certains de ses films (avilafilm.be).

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