Reportage

À Tanger avec Ish Ait Hamou: ‘Aujourd’hui, j’accepte de ne pas plaire à tout le monde’

Sophie Soukias
© BRUZZ
17/10/2024

Sophie Soukias

| Ish Ait Hamou in Tanger: ‘Ik heb vrede met het idee dat ik niet voor iedereen goed kan doen’

À quelques jours de la première au Film Fest Gent de son film BXL, Ish Ait Hamou a fait escale à Tanger dans le cadre du festival Moussem Belgica. Un moment chargé d'émotion pour l’écrivain et ex-chorégraphe dont l'œuvre est profondément façonnée par l'histoire migratoire de sa famille. « Poursuivre ses rêves est une belle idée, mais ce n'est pas toujours réaliste. »

« Cette odeur, c’est celle du Maroc », lance Ish Ait Hamou, évoquant le parfum de bitume qui imprègne les rues aux façades cosmopolites de Tanger. « C’est ma madeleine de Proust. » L'auteur flamand à succès (Het moois dat we delen, Hard hart, Cécile, De théorie van ‘de 1 of 2’) connaît la ville portuaire de Tanger, pilier économique du Maroc au nombre d'habitants comparable à celui de la Région bruxelloise, seulement comme un simple point de passage après la traversée du détroit de Gibraltar.

Bien que de nombreuses familles belgo-marocaines aient leurs racines à Tanger ou dans ses environs, la famille Ait Hamou, elle, a son fief à Casablanca, la plus grande ville du Maghreb. « Enfant, j’y passais tous mes étés. Casablanca est ma seconde maison, » confie celui qui est né et a grandi à Vilvoorde, alors que nous continuons notre chemin vers la Kasbah (vieille ville) de Tanger. Lui aussi porte un appareil photo autour du coup : « Depuis que je fais du cinéma, je suis beaucoup plus attentif aux cadrages et à la lumière. »

« En vieillissant, j’ai compris que je pouvais être arabe sans tout prononcer parfaitement, et flamand sans être un Flamand "de souche". Ce qui compte, c’est de croire en ce qu’on a à raconter. »

Ish Ait Hamou

Si Ish Ait Hamou a fait le voyage jusqu’à Tanger, c'est grâce à Moussem, le « centre artistique nomade » basé à Bruxelles et dirigé par Mohamed Ikoubaân. Pour marquer les soixante ans de l’accord bilatéral de main d'œuvre entre le Maroc et la Belgique, Moussem a choisi Tanger comme point de départ d'un festival multidisciplinaire, Moussem Belgica, en partenariat avec la Direction régionale de la culture et des lieux emblématiques tels que le Théâtre Riad Sultan et la Cinémathèque de Tanger.

En novembre, le festival et son exposition d’arts visuels se déplaceront à Oujda, près de la frontière algérienne. Ces deux villes revêtent une signification particulière, car de nombreux habitants du Nord et de l’Oriental marocains ont émigré en Belgique, animés par l'espoir d'une vie meilleure.

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Sophie Soukias

| Ish Ait Hamou, du haut de la kasbah de Tanger: 'Je comprends les jeunes qui viennent ici pour contempler l'horizon. À cet âge, on rêve tous d'une autre vie'.

Le père d'Ish faisait partie de ces aventuriers, bien qu'il soit parti d'une autre région du pays. Originaire des montagnes du Haut Atlas, il a travaillé dans plusieurs usines, notamment dans les forges de Clabecq, à Tubize, où il a été témoin des grandes luttes ouvrières des années nonante. « Mon père était au cœur de ces événements. Moi, je regardais tout cela avec des yeux d’enfant, je comprenais sans vraiment comprendre. »

DES RÉCITS UNIVERSELS

Les pentes abruptes menant à la Kasbah et le soleil brûlant de midi nous rappellent le manque de sommeil après la soirée mémorable de la veille. Quelques heures plus tôt, Ish Ait Hamou prenait place dans l’enceinte du théâtre Riad Sultan, niché au cœur de cette même Kasbah, pour présenter un extrait de son dernier livre en date De theorie van de ‘1 of 2’ (non traduit en français à ce jour), en compagnie d’autres grandes voix belgo-marocaines comme l’autrice multiprimée Rachida Lamrabet, l’écrivain et poète bruxellois Taha Adnan, et la chroniqueuse et nouvelle voix de la littérature néerlandophone Aya Sabi.

Dans la salle, l'émotion était palpable parmi le public tangérois, qui découvrait son œuvre pour la première fois – « certains auraient même laissé couler une larme ». Pourtant, le parcours d’Ish diffère de celui des Marocain.e.s venu.e.s l'écouter. Alors qu’eux ont grandi au pays, Ish, fils d'immigrés marocains, a dû se construire dans une Belgique où il ne s’est pas toujours senti à sa place.

S’accrochant à ses rêves, il a d'abord brillé dans le hip-hop et le breakdance avant de percer à la télévision dans l’émission So You Think You Can Dance. Puis, il est devenu l’un des rares (l’un des « 1 ou 2 ») Belgo-Marocains à s’imposer en tant qu’écrivain en néerlandais. Avec tout le bonheur, mais aussi le fardeau de celui qui, tout en avançant, se demande s’il trahit les siens, ou s’il est à la hauteur des sacrifices de ses parents. Un parcours semé d'obstacles invisibles : le déni de ses émotions et traumatismes, l’incapacité à se réjouir des succès d’autrui, car ils semblent rétrécir l’espace laissé à sa propre réussite dans une société qui restreint l’ascension de ses immigrés.

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Sophie Soukias

| Les rues de Tanger ne laissent pas Ish Ait Hamou indifférent: 'Cette odeur, c’est celle du Maroc. C’est ma madeleine de Proust.'

C’est bien de tous ces freins psychologiques dont il est question dans De theorie van ‘de 1 of 2’. Et si Ish Ait Hamou dédie son livre aux Marocain.e.s de Belgique, son propos n’en dépasse pas moins les frontières communautaires. « Récemment, un metteur en scène flamand avec qui j'ai travaillé m'a confié que, sans voir mon nom sur la couverture, il aurait juré que l'auteur venait de la Campine, tant il se reconnaissait dans l'histoire : celle d'un des rares jeunes de son village parti tenter sa chance en ville. De son côté, une journaliste néerlandaise a écrit une critique de mon essai en le rapprochant de sa propre expérience de la vie dans une petite ville des Pays-Bas. »

INSTAGRAM VS LA RÉALITÉ

Depuis les hauteurs de la Kasbah, le détroit de Gibraltar s’étire à perte de vue, ses nuances de bleu contrastant avec l’horizon. De l’autre côté, l’Espagne. Pour les touristes, dont le nombre atteint des sommets en été, ce panorama est le décor rêvé de leur prochain post sur Instagram. Mais pour les jeunes de Tanger, c’est un rêve lointain. « Soyons honnêtes, leurs chances d’obtenir un visa pour l’Europe sont presque nulles, sauf s’ils bénéficient d’un certain niveau de richesse », déplore Ish. « Je comprends ces jeunes qui viennent ici pour regarder l’horizon. À cet âge, on rêve tous d’un ailleurs. »

À Vilvoorde, où il a grandi et vit encore avec sa femme et ses trois enfants, ses rêves prenaient forme dans un parc, entouré de ses amis danseurs. « On faisait tous du breakdance, et notre rêve, c’était de réussir à Hollywood. » Parmi les membres du crew, il y avait Fouad Hajji, à qui Ish offrirait, vingt ans plus tard, le rôle principal dans son premier long-métrage BXL, produit par Adil El Arbi et Bilall Fallah (Black, Bad Boys 4, Rebel).

Ce film, véritable hommage à Bruxelles et réalisé en collaboration avec son frère Monir Ait Hamou, s’ouvre sur la préparation d’un sandwich mitraillette, accompagnée par la voix de Jacques Brel en fond sonore. En arrière-plan, les attentats de 2016 et la mort tragique de Mehdi Bouda, renversé par une voiture de police, forment la toile de fond.

Présenté en première mondiale vendredi dernier au Film Fest Gent, BXL raconte l’histoire de Tarek, 27 ans, champion de MMA, à qui l'on offre une opportunité qui ne se refuse pas : faire carrière à Las Vegas. Pourtant, ce qui semble être la chance de sa vie se transforme en une source de profondes interrogations. Tarek craint que son petit frère ne puisse s'en sortir sans lui.

« Comme dans mes livres, j’aime faire l’avocat du diable et questionner les évidences. Quand on vous donne la chance de réussir, vous êtes censé la saisir. Mais que fait-on lorsque notre environnement social et familial n’est pas en mesure d’accueillir cette réussite ? Vivre ses rêves, c’est une belle idée, mais ce n’est pas toujours faisable pour tout le monde », explique Ish Ait Hamou.

Contrairement au personnage qu'il incarne, le Vilvordois Fouad Hajji n’a pas hésité à saisir sa chance lorsqu'il a pu partir aux États-Unis pour un Master à l’étranger. Cette opportunité lui a ouvert les portes de rôles dans des séries criminelles comme NCIS : Los Angeles. Quant à Ish, alors encore en secondaire, il avait profité d'un programme lui permettant de refaire sa rhéto en Californie. « On devait tous se retrouver là-bas », se rappelle-t-il, sourire aux lèvres.

De ce séjour aux Etats-Unis, Ish reviendra avec un nickname dont il fera son nom de scène. « Je m’appelle Ismail mais là-bas mon coach de basket m’appelait Ishmil. Le ‘Ish’ est resté, ça sonnait bien pour un danseur hip-hop. »

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Sophie Soukias

| Ish Ait Hamou dans les rues de Tanger.

À Tanger, il n’est pas question pour lui de se faire appeler par son surnom occidental. « Le "Ish", c’est un concept d’ailleurs. Ici, je tiens à être appelé par le prénom que mes parents m’ont donné. » Sauf, peut-être, lorsqu’il est présenté en tant qu’auteur de De theorie van 'de 1 of 2', comme lors de cet enregistrement radio quelques jours avant son passage au Théâtre Riad Sultan. Une journaliste venue spécialement de Casablanca l’avait interrogé en darija. « J’appréhendais, car je ne maîtrise qu’à moitié l’arabe dialectal, mais en mélangeant un peu de français, j’ai réussi à m’en sortir. »

CRISE IDENTITAIRE

Cette petite boule dans le ventre lui évoque son enfance, quand il fuyait les cours d’arabe après l’école. « Je n’arrivais pas à bien prononcer les mots, et j’avais peur de ne pas être accepté par mes camarades. J’étais en pleine crise identitaire. Avec mes cheveux clairs et mes yeux verts, on se demandait souvent si j’étais vraiment marocain. Et moi-même, je ne savais plus si j’étais flamand ou marocain. »

Peu enclin à la confrontation – « c’est dans ma nature, je n’aime pas le conflit » – le jeune Ish préférait esquiver les cours et se réfugier sur le terrain de basket, où il se sentait à sa place. « J’ai grandi avec beaucoup de peurs, mais en vieillissant, j’ai compris que je pouvais être arabe sans tout prononcer parfaitement, et flamand sans être un Flamand "de souche". Ce qui compte, c’est de croire en ce qu’on a à raconter. »

C’est cette conviction qui a guidé Ish et son frère Monir dans l’écriture de leur film. « On a fait le film qu’on voulait faire », confie-t-il. « Un film sur Bruxelles réalisé par des Belges d’origine marocaine suscite forcément de grandes attentes, notamment dans une communauté encore très peu représentée dans les métiers du cinéma. Les gens espèrent un film qui leur parle entièrement. »

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Sophie Soukias

| À Tanger, la mer quitte rarement notre horizon. De l'autre côté, c'est l'Espagne.

Ish se souvient des débuts d’Adil El Arbi et Bilall Fallah, dont les premières œuvres avaient parfois fait l’objet de critiques démesurées. « Quand on commence, on ne peut pas tout faire : faire un film commercial, raconter une nouvelle histoire sur l’immigration et, en même temps, bouleverser le système. »

« Je pense que la communauté marocaine se retrouvera beaucoup dans BXL, même si cela n'est pas garanti. Il est impossible de réaliser un film qui plaise à tout le monde. Cela me déstabilisait beaucoup auparavant, mais aujourd'hui, je suis en paix avec l'idée de parfois décevoir. »

Après une semaine au Film Fest Gent, BXL sera projeté dans les salles bruxelloises en janvier. Et peut-être un jour au Maroc ? « Ce serait un immense honneur. »

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