Avec leurs followers par millions, les superstars du football n’ont jamais été autant courtisées par la fashion sphère. Dans un monde où l’industrie de la mode compte parmi les plus polluantes, le metteur en scène et ex-joueur professionnel Ahilan Ratnamohan propose une alternative à cette frénésie. Soit un défilé de mode 100% bruxellois, upcyclé et imprégné de la culture du ballon rond.
Sophie Soukias
Also read: Peggy Geens, architecte de la terre cuite
Début septembre, dans le quartier des Marolles. Le nouveau parc des Brigittines, inauguré en juin 2023, baigne dans le soleil, dévoilant sa piste de pétanque, son terrain multisport et sa plaine de jeux au design futuriste. À quelques pas, un bâtiment moderne en briques rouges s’anime : c’est le point de rencontre des participants au défilé Football x Fashion. Qu’ils soient professionnels, joueurs de rue, freestylers ou compétiteurs en salle, tous partagent une passion commune pour le football et pour la mode. Dans un mois, lors de la deuxième édition de Art + People (version remastérisée de la Nuit Blanche), ils défileront ensemble sur l’aire sportive du parc. Mais pour l’heure, il s’agit de leur trouver une tenue.
QUESTION DE VIBE
Derrière des portants métalliques, cinq créatrices et créateurs bruxellois (Julie Menuge, Fernando Miró, Maria Cubillos, Kwalé Hakiza et Noureddine Zouagui ) sont prêts à leur faire essayer des pièces uniques, conçues spécialement pour l’événement. Au départ, très peu de consignes : s’inspirer de l’univers du football et utiliser des matériaux 100 % upcyclés. En plus d’être élégants, les vêtements doivent permettre aux modèles de défiler avec la même agilité qu’exige un match sur le terrain.
Ce fashion show hors du commun, on le doit au résident du Kaaitheater Ahilan Ratnamohan, véritable joueur polyvalent dont les multiples vies ne cessent de dialoguer. D’abord étudiant en cinéma à la University of Technology de Sydney, où il se rêve designer. Il accède par la suite au terrain du football professionnel, dribblant à travers différentes villes d’Europe. Avant de marquer un tournant en devenant artiste performeur à Anvers.
Après des prestations remarquées lors de la Nuit Blanche (Klapping) et au Kunstenfestivaldesarts (Une traduction infidèle), l’artiste inclassable refait son entrée à Bruxelles avec un défilé haute couture embrassant l’univers du football dans ses moindres recoins.
Plus qu’un hommage, ce projet pénètre la culture du ballon rond dans toute sa complexité : des mouvements des corps en pleine action, aux fumigènes brûlants des supporters, en passant par le design des maillots et le bling bling (pas toujours reluisant) qui habille ce sport. «J’ai tenu à ce que les modèles soient exclusivement des footballeurs. Je ne voulais pas de mannequins prétendant incarner des joueurs, la vibe n’aurait pas été juste », précise le metteur en scène.
Pour trouver ses modèles , il a frappé aux portes des clubs de la capitale. Mais peu se sont ouvertes. Le football est un monde à part, difficile d’accès. « Par nature, ce milieu est centré sur la performance et l’entraînement. Il y a peu de place pour autre chose. Et moi, j’arrive avec un projet créatif qui, aux yeux d’un entraîneur, semble sans intérêt.» Pourtant, Ahilan Ratnamohan en est persuadé, le foot peut autant inspirer l’art, que l’art peut inspirer le foot.
«La mode encourage le footballeur à penser outside the box. Le football est un monde très normatif et ça n’est pas quelque chose de spécialement positif. Je suis persuadé qu’en infusant un peu de créativité aux entraînements, cela pourrait canaliser un autre type d’énergie, voire résoudre certains problèmes sur le terrain pendant les matchs.»
LA MÉTHODE MPABBÉ
Certes, aujourd’hui, football et fashion sphères sont comme deux faces d’une même pièce. Les marques s’arrachent les vedettes du ballon rond, s’infiltrant dans leurs succes stories étalées sur les réseaux sociaux. Dans son édition estivale, la revue française d’enquêtes et grands reportages XXI, décortiquait le « système Mbappé » et le talent hors pair «d’un des sportifs français les plus suivis au monde » pour se faire courtiser par les Dior et LVMH. Tout en restant maître de son image et de son récit personnel.
« Je trouve formidable que de plus en plus de footballeurs s’intéressent à la mode », explique Ahilan Ratnamohan. « Cela dit, ce qui les motive reste souvent d’ordre financier. Pourtant, les stars du football ont un véritable pouvoir d’influence. Bien qu’on ne puisse jamais le prouver, il est possible que Kylian Mbappé ait influencé les dernières élections françaises en s’opposant publiquement à l’extrême droite. Ce type d’impact pourrait aller encore plus loin : imaginez si ces icônes mettaient en avant des marques écoresponsables ou bousculaient les normes en portant des tenues non conventionnelles. »
Je serais ravi qu’un jour, une star du football belge ou international porte une de mes créations
Le metteur en scène exprime son admiration pour des footballeurs tels que l’Espagnol Héctor Bellerín, l’Australien Jackson Irvine ou encore le Français Paul Pogba, qui se distinguent non seulement par leur talent, mais aussi par leur style unique, en rupture avec les normes établies. «Le revers de la médaille, c’est que dès qu’ils jouent moins bien, la vague de critiques est proportionnelle à leur audace.»
Pour Ahilan Ratnamohan, le football est avant tout une histoire d’amour. Un amour sans limites pour un sport où chaque dribble, chaque saut, chaque coup de tête évoque les mouvements d’une danse gracieuse, une chorégraphie éphémère, digne d’être portée sur les planches d’un théâtre. « C’est une beauté fugace, qui disparaît en un clin d’œil. Ensuite, il faut affronter le côté obscur du football : le népotisme, l’agressivité, l’ultracapitalisme. Mais malgré tout, le jeu en vaut la chandelle. »
CARTES À DÉFILER
Même son de cloche du côté de Sadek, joueur depuis quatre ans à l’U.Africa FC.Bruxelles et pour qui la participation en tant que mannequin au projet Football x Fashion était une évidence. « Le football fait battre mon cœur, et la mode est mon moyen d’expression favori. Chaque pièce, qu’il s’agisse du design, des textures ou des couleurs, me permet de me révéler tel que je suis. » Cette passion remonte à son enfance, influencée par sa mère, qui lui expliquait toujours ses choix vestimentaires.
Lors du défilé Football x Fashion, Sadek portera une salopette customisée par le styliste et directeur artistique Noureddine Zouagui, réalisée à partir de cartons rouges et jaunes récupérés auprès d’arbitres. « Ce projet m’a séduit par la grande liberté qu’il nous offrait », confie le designer marocain basé à Bruxelles. Passionné de football « comme tout le monde », Noureddine Zouagui maîtrisait l’art de l’upcycling bien avant que cela devienne une tendance.
Dans les années 2000, à Casablanca, il créait déjà des pièces uniques à partir de vêtements de seconde main. « Je ne trouvais pas ce que je voulais pour m’habiller, alors j’ai commencé à créer mes propres tenues. » Repéré par la scène musicale marocaine, ses créations ont vite intégré la scène rap locale. Aujourd’hui, il continue d’explorer sa créativité dans l’upcycling, tout en travaillant sur une nouvelle marque inspirée des traditions marocaines, qu’il décline dans une esthétique futuriste. « Bruxelles est une ville multiculturelle avec une forte présence marocaine. Cela m’inspire énormément. »
LE POINT LEVÉ
Julie Menuge, designeuse bruxelloise, excelle également dans l’art de transformer de vieux vêtements en haute couture. Une pratique qu’elle considère comme « un acte de résistance et de poésie face à la production de masse globalisée du monde de la fast fashion.» Arrivée à Bruxelles en 2002 pour étudier à La Cambre, elle a exercé ses talents pour des maisons telles que Jean-Paul Gautier avant de se faire un nom en ouvrant une boutique dans les Marolles.
Pour le défilé Football x Fashion, la designeuse a fidèlement préservé sa signature en adoptant le patchwork. Elle a minutieusement déconstruit des maillots et shorts de football pour les réassembler avec des tissus vintage ou du quotidien, choisis pour leur texture proche de celle des tenues sportives. Parmi ses créations, un maillot rose orné de bandes de tissus fantaisistes et multicolores, assorti à des chaussettes noires réimaginées dans un style tout aussi audacieux et flashy.
C’est la jeune Sille qui aura l’honneur de porter ces pièces uniques lors du défilé chorégraphié. Passionnée aussi bien par le ballon rond que par les tendances de la mode, elle évolue au sein de l’équipe Fémina Wild Star Woluwé. « J’ai déjà eu l’occasion de participer à un défilé de mode, et j’avais très envie de revivre cette expérience. »
LES NOUVEAUX GLADIATEURS
Dialito n’en est pas à son premier défilé non plus. Collaborateur régulier du designer bruxellois Kwalé Hakiza, qui l’a entraîné dans l’aventure Football x Fashion, il s’est lancé avec enthousiasme. Originaire d’Abidjan, en Côte d’Ivoire, Dialito a grandi avec un ballon rond entre les pieds avant d’intégrer un centre de formation, jusqu’à ce que les aléas de la vie brisent son rêve de devenir professionnel. « Je n’ai pas de regrets, on essaie de voir la vie du bon côté », confie-t-il en terminant d’enfiler un ensemble deux pièces conçu à partir d’un maillot rayé noir et orange. Le haut, rembourré au niveau des épaules, est prolongé d’une large jupe fendue. « Je me sens comme un gladiateur. Ça me plaît bien. »
Pour Kwalé Hakiza, le créateur de cette tenue, la connexion entre le terrain de foot et l’arène antique est évidente. « Les footballeurs, ce sont un peu nos gladiateurs modernes. Ils sont des références, des icônes dans notre société. » Kwalé Hakiza, diplômé des ateliers de Saint-Luc, privilégie les designs fluides qui dévoilent des parties du ventre, des bras et des jambes. Comme beaucoup des créations présentées lors du défilé, ses pièces s’adaptent au corps de celles et ceux qui les portent, peu importe leur genre. « Je refuse de considérer mes mannequins comme de simples porte-manteaux. J’aime leur donner une véritable place, apprendre à connaître leur sensibilité et collaborer avec eux pour qu’ils s’approprient le vêtement. »
Si Kwalé Hakiza consomme avec modération le football, la culture du ballon rond s’est toujours imposée en toile de fond. « Ma mère ne rate aucun match. Elle connaît tous les joueurs, leurs transferts. Si on regarde quelque chose à la télé et qu’un match va commencer, on doit changer de chaîne. »
S’il suit des footballeurs, c’est surtout à travers les réseaux sociaux ou les magazines de mode. « Aujourd’hui, on ne cloisonne plus les footballeurs à leur identité d’athlète. Ce sont des ambassadeurs. Je serais ravi qu’un jour, une star du football belge ou international porte une de mes créations. » Le défilé Football x Fashion dans les Marolles promet d’être un avant-goût de ce rêve en devenir.
Read more about: Podium , Football , Mode , art & design , Marolles