En 2010, Stephan Vanfleteren plaquait Bruxelles, où il était devenu une légende vivante du photoreportage, pour tout recommencer sur les rivages de la Côte belge. Il rêvait d’une vie d’artiste, sculptant la lumière dans l’intimité de son atelier. Un livre (Ed.Hannibal Books) et une exposition au Hangar reviennent sur treize années à faire des portraits.
Sophie Soukias
« Je laisse peu de gens entrer dans mon atelier, c’est trop personnel », lance d’emblée Stephan Vanfleteren, cheveux et barbe hirsutes, bonnet de docker assorti à une chemise couleur bleu de travail. A-t-il été marin dans une autre vie, ou alors sculpteur ? De sa main brunie, caressée par les vents et le soleil d’été, il force un étroit passage entre les immenses toiles de fond qui tapissent son studio de photographie. Trois cloisons, une baie vitrée. Son « île », comme il l’appelle, est la raison pour laquelle il quittait voilà bientôt quinze ans Bruxelles, la ville où il avait appris son métier de photographe reporter. Sur un coup de tête, avaient dit certains. « Je serais super malheureux si je travaillais encore pour un journal aujourd’hui. »
Le cœur de Stephan Vanfleteren l’appelait ailleurs. À Furnes. 1h40 en voiture de Bruxelles, 10 minutes de la mer, où l’attendait une vieille bâtisse suffisamment grande pour accueillir un atelier d’artiste, un projet de maison d’édition (Hannibal Books) partagé avec son épouse et fidèle collaboratrice Natacha Hofman, et un foyer pour leurs trois enfants (un fils et des jumelles).
Retour en Flandre-Occidentale, retour aux sources. Car Stephan Vanfleteren est un enfant des dunes. Un gamin d’Oostdunkerque dont le voisin était un pêcheur. La mer, le photographe ne cessera d’y revenir, hanté par le visage profondément ridé de cet homme chaussé de sabots et englouti par la fumée de sa pipe. À l’époque où Stephan Vanfleteren travaillait pour le quotidien flamand De Morgen et qu’il tardait des fois à refaire surface à la rédaction, ses collègues savaient que c’était parce qu’il s’était échappé à la Côte pour tirer le portrait de ses amis pêcheurs.
Dans son atelier, il semble se dérober autant que sur les bords de mer. « C’est peut-être une façon pour moi de me retrancher d’un monde devenu de plus en plus complexe. Je suis de près l’actualité mais je ne me vois plus faire de reportages. Parce que je ne photographie plus aussi vite qu’avant, mais pas seulement », confie celui qui a couvert aussi bien le génocide rwandais que la guerre du Kosovo.
Contrôle d’identité
« À l’époque, on partait dans des lieux qui nous étaient parfois complètement étrangers sans se soucier de notre responsabilité en tant que simples photographes de passage », dit Vanfleteren en embrayant sur le temps révolu de la street photography et des instants volés à la Cartier-Bresson. « Aujourd’hui, il faut courir derrière les passants pour leur demander de signer une autorisation. À l’ère d’internet et des réseaux sociaux, les gens veulent à tout prix contrôler leur image. C’est positif parce qu’on sait à quel point une photographie peut être détournée. Mais je pense aussi qu’on passe à côté de beaucoup de belles choses. »
Dans son studio, tout est permis pourvu que l’artiste et son modèle s’y retrouvent. Si le photographe doit rendre des comptes, c’est à la lumière. Une lumière 100% naturelle dont il est totalement à la merci. « Je photographie des gens d’aujourd’hui avec une lumière ancienne (en opposition au rendu technologique des flashs et des spotlights, NDLR). »
Qu’il s’agisse d’immortaliser Stromae, Mads Mikkelsen, Warren Ellis ou un voisin tout endimanché qu’il a l’habitude de croiser en allant à la boulangerie. « C’est une rencontre entre deux êtres. J’espère capter ce petit quelque chose d’exceptionnel qui va jaillir de cette interaction. Tout à coup, une sorte de proximité indescriptible se crée entre le modèle et moi. »
Certains portraits sont des commandes, d’autres sont le fruit d’une invitation adressée personnellement par le photographe à ses modèles. « J’ai un penchant pour les professions hors du temps comme les majorettes, les membres d’une fanfare, les pêcheurs, les mineurs », dit Vanfleteren.
« Je pense à ce mineur polonais, un très bel homme, qui pendant le shooting à l’atelier s’est mis à se remémorer son passé dans la mine. Ses yeux ont commencé à se remplir de larmes. » Le photographe appuie sur le déclencheur. Il tient son portrait. Ce ne sera ni la première, ni la dernière fois que ses invités laisseront libre cours à leurs émotions dans l’intimité de son studio. « Le fils de ce mineur, qui l’avait accompagné ce jour-là, n’avait jamais vu son père pleurer. Je ne veux pas qu’on oublie ces hommes qui sont descendus dans les charbonnages pour faire de la Belgique ce qu’elle est. Même si la photographie ne fait que retarder un processus inéluctable. Tout finira par disparaître. »
L’Arche de Noé
Est-ce donc ça, la mélancolie douce-amère qui s’invite dans les portraits de Stephan Vanfleteren ? Peu de sourires, beaucoup de regards intenses, parfois tragiques, émanant de visages aux traits archaïques, sortis tout droit de récits bibliques. « Un photographe, c’est un peu comme Noé qui tente de sauver dans son arche ce qui est condamné à disparaître », dit l’homme, qui ne renie pas la charge dramatique qui hante son travail. « La photographie me permet de voir la beauté dans la vie. Grâce à la photographie, je reste à l’état mélancolique et je ne bascule pas du côté dépressif de la force. »
« Grâce à la photographie, je reste à l’état mélancolique et je ne bascule pas du côté dépressif de la force »
La beauté, Stephan Vanfleteren ne la trouve pas seulement auprès des vieux loups de mer, des anciens partisans grecs et des rescapés du grisou – « Je ne suis pas que le photographe des vieilles gueules, même si c’est l’image qui me colle à la peau ». C’est tout le cycle de la vie qui l’émerveille. De la vie intra-utérine, au dernier souffle de l’âme, en passant par les premiers jours ici-bas, l’enfance, l’adolescence et les divers stades de la maturité adulte. Ses enfants, en particulier ses filles jumelles, lui ont aussi servi de modèles : visages d’anges sauvages, torses lisses à la peau satinée dont seuls de longs cheveux dorés viennent cacher la nudité. « Je voulais les photographier au summum de leur jeunesse. J’espère pouvoir continuer à les photographier longtemps. »
Stephan Vanfleteren photographie aussi bien des êtres boutonnés jusqu’au cou que des corps laissés à découvert. Tous genres, âges et morphologies confondus. « C’est très rare qu’une séance de nu ne soit pas convenue à l’avance, et c’est souvent le modèle lui-même qui en fait la demande », dit le photographe. « C’est sûr qu’aujourd’hui, on est très attentif à la question du consentement », répond l’intéressé lorsque nous évoquons le nouveau regard porté sur la photographie dénudée depuis la multiplication récente de témoignages (regroupés autour de l’hashtag « balance ton photographe ») dénonçant les abus commis par les photographes sur leurs modèles, souvent féminins.
Pour sa part, c’est sur le tard, entre les murs de son atelier que l’artiste s’est réellement essayé au nu. « Mon point de vue n’est pas érotique. Je suis tout simplement fasciné par le corps. Et cette fascination ne fait que grandir au fur et à mesure que je sens mon corps vieillir et se transformer. »
La vie dans la mort
Dans le travail en atelier de Stephan Vanfleteren, cette conscience exacerbée de la mort qui s’approche atteint son paroxysme dans les portraits qu’il dédie à des animaux inanimés, saisis juste après qu’ils aient rendu l’âme : un cygne, un loup, une taupe, … Cet espace-temps où la mort les a laissés immobiles, sans avoir encore eu le temps de dégrader leur éclat. « En observant ces créatures, je vois la mort, certes. Mais je m’émerveille aussi de la nature : le cou majestueux d’un cygne, la texture de son plumage, le design splendide de ses ailes. Photographier la mort me donne envie de vivre », dit celui qui a regardé la mort en face dès ses premières expéditions en zones de guerre dans les années nonante. « En voyant la mort, je m’accroche à la vie. »
« En observant ce cygne mort, je vois la mort, certes. Mais je m’émerveille aussi de la nature »
Stephan Vanfleteren n’a pas peur de parler et ne craint pas non plus d’être photographié – « Partout sauf dans mon atelier ». C’est dans l’obscurité d’une cage d’escalier souterraine qu’il se prête au jeu de l’arroseur arrosé. Son regard creusé par d’épais sourcils est sans cesse attiré par le faisceau de lumière sous lequel il est posté. Un véritable tableau en clair-obscur pour lequel il semble taillé sur mesure.
Lui qui aime tellement la « lumière ancienne », que pense-t-il de la jeune garde de photographes actuels ? « Je suis ébloui par la façon dont la nouvelle génération fait usage des smartphones, par exemple, et par leur manière de transgresser les codes. Je suis content de constater qu’il y a encore des jeunes qui veulent faire de la photographie. Le plus important est d’être fidèle à soi-même. J’aime savoir ce que font les jeunes, mais vous ne me trouverez pas dans une boîte de nuit à Berlin à photographier les tendances de la dancescene », dit l’intéressé. « Si vous me cherchez, je serai sans doute dans un café, en compagnie d’un marin. »
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