La crise de ces dernières semaines montre clairement que ce qui a précédé cette période n’était pas non plus toujours le meilleur des mondes possibles. La plateforme Art Cares Covid s’associe à l’asbl À Travers les Arts ! pour construire un pont de solidarité, de soins et d’émerveillement entre deux groupes gravement touchés : les artistes plasticiens et les personnes âgées. « Notre isolement a créé ces connexions. »
| João Freitas: Sans titre - papier, résidus, (lac de Côme), 21 x 13 x 2 cm, 2017
L’heure était à l’urgence, et comment... Seize jours seulement ; il n’a pas fallu plus que cela pour qu’une idée spontanée de l’artiste bruxelloise Sandrine Morgante aboutisse à Art Cares Covid, une action très concrète, urgente et réconfortante.
« Le six avril, l’idée s’est nichée dans ma tête », dit-elle lors d’une conversation WhatsApp, à laquelle participe également sa sœur d’armes, la curatrice Maëlle Delaplanche. « Sur Facebook, j’avais vu passer un projet italien, Art for Covid-19, où un petit centre artistique indépendant proposait à la vente en ligne les œuvres de jeunes artistes afin de collecter des fonds pour la protection civile de Codogno en Italie du Nord (où le premier cas positif de Covid-19 a été diagnostiqué le 21 février, NDLR). J’ai partagé l’initiative ce matin-là sur Facebook et j’ai demandé si quelque chose comme ça existait aussi déjà ici en Belgique et, si non, qui le ferait ».
« J’ai répondu à la question de Sandrine presque immédiatement », a répondu Maëlle Delaplanche. « Je voulais me rendre utile. Dès le début du confinement, j’ai parlé à de nombreux artistes qui vivaient des moments particulièrement difficiles. Les galeries et les centres artistiques n’ont pas bougé. Et la situation dans les maisons de repos m’inquiétait aussi depuis un certain temps. Cet après-midi-là, Sandrine et moi l’avons passée au téléphone pour concevoir des actions possibles ».
Ce brainstorming a finalement donné naissance à Art Cares Covid, une plateforme en ligne qui tente de répondre aux besoins des artistes et des personnes âgées par la vente d’œuvres de 39 jeunes artistes.
Sandrine Morgante : Oui, 60 % du montant généré par une œuvre d’art reviennent à l’artiste, tandis que 40 % vont à l’asbl À Travers les Arts ! Depuis le lancement, nous vendons une œuvre par jour. C’est énorme.
Maëlle Delaplanche : Je ne m’attendais pas à ce que cela se fasse aussi vite. Le matin suivant le lancement, le 22 avril, je vidais mon lave-vaisselle lorsque j’ai vu un message sur Facebook de quelqu’un qui voulait déjà acheter une des œuvres. (Rires) Alors nous sommes passées à l’action immédiatement.
Le projet est né de l’urgence.
Sandrine Morgante : Exactement, et cette urgence était perceptible tant chez les artistes que les personnes du secteur des soins. Des gens sont morts, ont été cloisonnés... Le désespoir était grand. C’est précisément pourquoi nous nous sommes précipitées. Au début, nous avons pensé à soutenir les hôpitaux, mais il est vite devenu évident qu’ils étaient déjà dans le collimateur et qu’ils pouvaient compter sur bon nombre de soutiens extérieurs. Nous voulions encourager les petites organisations moins visibles.
Maëlle Delaplanche : Il y a longtemps, j’avais déjà fait un projet avec un résident d’une maison de retraite. Cela a eu un grand impact sur moi. Pour moi, l’idée de soutenir une maison de retraite était donc essentielle. Seulement, nous ne savions pas comment.
Le matin suivant le lancement, le 22 avril, je vidais mon lave-vaisselle lorsque j’ai vu un message de quelqu’un qui voulait déjà acheter une des œuvres. Alors nous sommes passées à l’action immédiatement
Arrive alors À Travers les Arts !
Morgante : C’est vrai. Un peu par hasard, je suis entrée en contact avec Jeanne Boute de À Travers les Arts ! Via Facebook, j’ai vu ce qu’elle faisait, et cela m’a fasciné. Du coup, je l’ai contactée.
Delaplanche : C’est fou, mais notre isolement a justement créé ces liens. Toutes ces connexions ont été faites par le biais des médias sociaux.
SORTIR DE SOI
Cette connexion est au cœur de ce que vise Art Cares Covid : construire un pont entre les artistes plasticiens et les personnes âgées. En ce sens, la plateforme se situe dans le prolongement de ce que À Travers les Arts ! fait depuis un bon moment. Lutter, par les arts, contre l’isolement et la solitude auxquels sont trop souvent confrontés nos plus vulnérables. La bataille est menée dans des domaines vitaux comme l’alimentation et la médecine, mais également le besoin tout aussi vital de culture pour le grand bien-être personnel et le petit bonheur quotidien.
Mais il y a aussi un mouvement inverse. « Les personnes âgées ont beaucoup à nous apprendre, oui, elles ont vécu beaucoup de choses », dit Maëlle Delaplanche. « Cette connexion permet également aux artistes de sortir de leur cloisonnement ». Sandrine Morgante renchérit : « Nous sommes des artistes, nous nous intéressons aux autres, à ce qui se passe dans la société et cela se reflète dans le travail que nous faisons. Mais notre pratique se déroule dans un espace confiné. Les artistes plasticiens sont souvent seuls dans leur coin, c’est un travail solitaire. Avec Art Cares Covid, nous sommes en mesure de placer l’artiste dans la société à ce niveau-là également ».
Un peu comme À Travers les Arts ! renforce la voix des personnes âgées, en les mettant en évidence dans la société. Ce type de visibilité sociale est-il aujourd’hui plus important que jamais ?
Morgante : Très important, oui. J’ai remarqué beaucoup de choses ces dernières semaines, j’étais sensible à tout ce qui se passait autour de moi. Le fait que des amis artistes étaient vraiment en difficulté parce qu’ils ne trouvaient pas le moyen d’obtenir de l’argent. Beaucoup d’entre eux vivent de petits boulots non reconnus : monter des expositions, se tenir derrière le comptoir, faire des corvées, faire du baby-sitting… C’est pourquoi ils n’ont pas droit au chômage technique. En fait, ils n’ont rien maintenant.
Delaplanche : La situation en Belgique est vraiment inconfortable. Si on compare avec ce qui se passe en Allemagne, il y a de quoi se sentir mal à l'aise. Le copain de Laure Cottin Stefanelli, une des artistes sélectionnées pour la plateforme, est allemand. Il a reçu une somme importante du jour au lendemain. Pour pouvoir vivre. Sans avoir à chercher son chemin dans un labyrinthe de paperasse au préalable. Alors qu’ici, le statut d’artiste est une question particulièrement compliquée et rarement réservée aux artistes plasticiens.
Morgante : Cléo Totti, également une des artistes de notre plateforme, est un exemple intéressant à ce sujet. J’ai pensé que les choses allaient vraiment dans son sens. Elle travaille avec une galerie, elle a gagné des prix, fait des résidences. Mais apparemment, elle n’a pas eu le statut d’artiste en fin de compte. Ses tentatives sont restées infructueuses. Comment est-ce possible ? Si même une artiste plasticienne aussi visible ne remplit pas les conditions requises, alors qui ? Vous êtes ainsi totalement découragé d’encore construire une pratique artistique.
Ce moment de crise nous rappelle que nous partageons des problèmes et des faiblesses, des obstacles et des pressions. Nous devons nous unir autour de cette pensée commune
Sandrine, dans quelle situation êtes-vous aujourd’hui ?
Morgante : J’ai de la chance d’être protégée en ce moment parce que je touche des allocations de chômage. Vous savez, en raison de cette pratique individuelle, les artistes plasticiens ont tendance à se replier davantage sur eux-mêmes que d’autres artistes, comme les metteurs en scène de théâtre, les danseurs, les musiciens ou les acteurs. La tendance à s’unir n’est pas dans notre ADN. De plus, nous essayons tous de trouver notre place dans un système où nous sommes mis en opposition les uns par rapport aux autres. Nous sommes engagés dans une compétition, l’un contre l’autre. Alors que nous devons en fait comprendre que nous formons une communauté, que c’est l’un avec l’autre. Ce moment de crise nous rappelle que nous partageons des problèmes et des faiblesses, que notre parcours comporte les mêmes obstacles et les mêmes pressions. Nous devons nous unir autour de cette pensée commune.
Delaplanche : Exactement, oui. Nous devons mettre davantage en lumière cette solidarité entre les artistes. Ce qui m’a vraiment frappé, par exemple, lorsque nous avons lancé notre campagne, c’est la facilité avec laquelle notre appel a été diffusé. C’est vraiment une action de solidarité. Des artistes qui se connaissaient à peine, ont tissé des liens les uns avec les autres et avec nous, ils nous mettaient en contact les uns avec les autres. C’est quelque chose qui, je l’espère, survivra à l’avenir.
DES ARTS QUI FONT DU BIEN
Cet avenir s’annonce à partir d’un passé précaire et d’un présent pour le moins alarmant. Y a-t-il encore des choses qui devraient survivre à ce moment ? « Que nous nous considérions comme un groupe social, avec des caractéristiques communes, afin de pouvoir gagner en poids politique », déclare Sandrine Morgante. « Pour rendre le statut d’artiste plus accessible, par exemple, ou pour encourager davantage d’institutions à acheter réellement des œuvres de jeunes artistes. Cette vente est un véritable soutien, une reconnaissance aux artistes. De plus, il ne s’agit pas de sommes d’argent impressionnantes, comme vous pouvez le constater avec notre projet. J’espère que notre action encouragera davantage de personnes à envisager un tel achat ».
Art Cares Covid
« J’ai eu le privilège de déjà avoir rendu visite à de nombreux artistes », reprend Maëlle Delaplanche. « Les visites d’atelier sont des moments très particuliers, on apprend à connaître un artiste, sa façon de travailler. Il m’est déjà arrivé de partir avec un travail. Je ne sais pas comment le décrire, mais être entouré d’art me donne un sentiment merveilleux. C’est gratifiant, il y a quelque chose de précieux qui entre dans votre vie ».
Art Cares Covid collectionne de belles œuvres de 39 jeunes artistes belges. Souvent des personnes qui marquent de leur cachet singulier la scène artistique depuis un certain temps, comme Léa Belooussovitch, João Freitas, Olivia Hernaïz, Florian Kiniques, Michel Mazzoni, Samuel Coisne... Avez-vous fait vous-même cette magnifique sélection ?
Delaplanche : Oui, nous avons d’abord parcouru notre propre réseau. Je suis une ancienne élève de La Cambre et j’ai eu un jour l’ambition de devenir artiste, mais je me suis vite intéressée davantage au travail des autres qu’au mien. J’ai pu ainsi soutenir toutes ces personnes – notamment Hannah De Corte et João Freitas qui étaient dans mon année d’étude – dont je connais et apprécie le travail.
Morgante : Cette approche nous a également permis de partir de la confiance. Maëlle et moi avons mis en place nos réseaux et en quelques jours, dix artistes s’étaient déjà engagés.
Delaplanche : J’ai aussi fait de grandes découvertes, via Sandrine. Des gens dont j’avais déjà entendu parler, car ils avaient déjà généré une certaine visibilité, mais que je ne connaissais pas encore très bien. Ce qui était important, c’est que nous ne proposerions pas des « œuvres de galerie ». Nous ne voulions pas rivaliser.
L’art plastique peut construire des ponts, créer d’autres liens, proposer des soins
L’histoire d’Art Cares Covid a-t-elle une fin ?
Morgante : Le 30 juin, le système de chômage technique prendra fin, et cela signifie aussi la fin d’Art Cares Covid. C’est une initiative et une plateforme qui est et doit rester liée à ce moment d’urgence. C’est pourquoi nous ne voulons pas nous présenter comme quelque chose de durable. Il s’agit d’une action. Le 30 juin, nous espérons pouvoir transférer 10 000 euros sur le compte de À Travers les Arts ! C’est ce dont ils ont besoin maintenant. Si nous atteignons ce montant, nous pouvons considérer que c’est un succès.
Il serait dommage que cela s’arrête après le 30 juin, n’est-ce pas ?
Delaplanche : (Rires) On y réfléchit encore...
Morgante : Peut-être que nous pouvons révéler quelque chose ? Vous avez raison, il serait dommage de laisser se perdre ce moment et l’attention qu’il a suscitée. Le lien avec À Travers les Arts !, avec les seniors, et plus largement : avec les soins, est très important. Cela pourrait peut-être déboucher sur de nouvelles collaborations entre eux et les artistes, par le biais d’expositions ou de workshops.
Delaplanche : On voit déjà beaucoup de choses se passer dans les maisons de repos aujourd’hui, mais cela est souvent lié à la musique, au théâtre ou à l’animation. L’art plastique ne doit pas rester à l’écart de tout cela. Elle peut construire des ponts, créer d’autres liens, proposer des soins.
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