Exposé aux quatre coins du monde, le photographe français Mathieu Pernot (Prix Cartier-Bresson 2019) fait escale au Musée Juif de Belgique avec Something is happening. La dernière année de vie d’un camp de réfugiés, racontée à plusieurs voix.
Janvier 2020. Île de Lesbos, en mer Égée. Le camp de Moria déborde dangereusement. Conçu pour accueillir 2 000 migrants, la barre des 20 000 vient d’être franchie. Les plus chanceux sont logés dans l’enceinte du camp mais la grande majorité des demandeurs d’asile sont coupés de ses infrastructures, condamnés à vivre dans des abris de fortune plantés dans l’oliveraie avoisinante. L’attente est longue, surtout en hiver. On sait quand on arrive dans la Jungle de Moria mais on ne sait pas quand on en sort. Cela peut durer plus de deux ans.
Entre les tentes rafistolées, un photographe se faufile, on le reconnaît à sa sacoche : Mathieu Pernot. L’artiste français est venu y chercher la continuité d’une histoire migratoire dont il a commencé à collecter des traces dans son propre pays. À Calais, dans la Jungle. À Paris, dans d’autres campements improvisés. « J’ai compris que je devais continuer, sortir de France. »
À Moria, Mathieu Pernot se lie rapidement d’amitié avec Idriss, un jeune Somalien multilingue et plein de ressources qui se révèle être le parfait fixeur. Ensemble, ils s’invitent de tente en tente, de feu de camp en feu de camp, traversent de long en large les chemins qui se dessinent entre les oliviers. « Je pense être quelqu’un d’assez solitaire, timide et réservé et en même temps, ce qui est autour de moi m’intéresse beaucoup », dit l’artiste photographe. « Ce qui est beau dans la photographie, c’est qu’on peut s’immerger dans un monde qui n’est pas le sien. Aller à son contact et essayer de dénouer les fils du réel, et de les retisser. »
Immergé dans le camp de Moria – « On m’avait dit que c’était interdit d’y aller », Mathieu Pernot éprouve à son tour une sensation de « fragilité ». « Je deviens la minorité dans la minorité. Si je n’avais pas des gens bienveillants autour de moi, il pourrait m’arriver n’importe quoi.» Attentif, à l’écoute, le photographe documente « ce qu’il se passe ». C’est le titre de son exposition (Something is happening) curatée avec sensibilité par Bruno Benvindo, à voir au Musée Juif de Belgique. C’est aussi le titre de son livre paru aux éditions GwinZegal.
CHASSER LE FROID
Des hommes, des femmes et des enfants, emmitouflés dans une couverture, fermant les yeux en attendant que passe le temps sur un semblant de lit. Des familles et des compagnons chassant le froid avec des flammes. La plupart ont le sourire, d’autres moins. Quelques-uns fixent l’objectif de Mathieu Pernot, beaucoup ne le font pas. Rien ne se passe alors ? Au contraire.
Les images d’une même situation se succèdent et se ressemblent, à première vue. Pour arriver au campement, par exemple, il faut traverser une passerelle en bois surplombant un tas d’immondices. Mathieu Pernot immortalise plusieurs passages, effectués à chaque fois par une personne différente. Chaque traversée se vaut. Chaque destinée aussi.
Le photographe ne recherche pas l’image absolue tout simplement parce qu’il n’y croit pas. « Il faut des images fortes. Mais la photo exclut du cadre. Tout ce qu’elle ne montre pas est aussi important que ce qu’elle montre. » Pas d’instant décisif, pas d’images iconiques, pas de tableaux spectaculaires assoiffés de références picturales. Juste des images. Les traces poétiques de vies entre parenthèses. « Ce que je réalise, ce sont les archives de demain », dit Pernot. Cela vaut autant pour son incursion dans le camp de Moria que lorsqu’il photographie, au fil des années, une famille tsigane d’Arles (Les Goran) ou lorsqu’il s’introduit dans une prison d’arrêt parisienne (La Santé).
L’ESPOIR SE CONSUME
En septembre 2020, un incendie déclenché par les réfugiés réduit leur camp en cendres. Il se passe « quelque chose ». Les photojournalistes s’y précipitent. Pas Mathieu Pernot. « Rien n’est plus beau qu’un feu et je suis bien placé pour le savoir. » La révolte de la Jungle de Moria, les manifestations, les agressions et les incendies, le photographe les vivra à travers des vidéos captées au téléphone par des réfugiés avec qui il est resté en contact. « Je préfère être le passeur de ceux qui ont vécu les événements, partager leur point de vue et leur donner une voix. »
Il faut des images fortes. Mais la photo exclut du cadre. Tout ce qu’elle ne montre pas est aussi important que ce qu’elle montre
C’est que l’œuvre de Mathieu Pernot est enrichie d’images prises par d’autres que lui, de documents ayant appartenu à d’autres qu’à lui. Dans l’exposition à voir au Musée Juif de Belgique, il fait dialoguer ses photographies avec des carnets d’écoliers rescapés in extremis d’un tas de cendres de la Jungle de Calais, des vidéos prises par des migrants au cours de leur périple vers sur une vie meilleure (comme ce film, d’une violence glaçante, du bateau d’un garde de côte fonçant sur un radeau de survie gonflable rempli de migrants) et les cahiers de notes de réfugiés afghans déterminés à apprendre le français.
La démarche est éthique : « C’est une manière de considérer qu’on n’est pas le seul narrateur ». Mais pas uniquement. « Je pense qu’il est tout à fait possible de faire sans aussi. Je choisis de montrer ces images et ces documents parce que je les trouve incroyablement forts et parlants et que j’aime assembler des choses qui construisent une histoire ensemble. »
Passeur d’histoires, photographe documentaire dans le sens premier du terme, Mathieu Pernot est avant tout un photographe des autres. « Mon expérience est à mille lieues des gens que je photographie. Tout ce qui est autour de moi est parfaitement ennuyeux et ne m’intéresse pas d’un point de vue photographique. Je suis heureux de mon histoire mais je n’ai rien à dire sur mon histoire et sur ma famille. S’il fallait uniquement s’intéresser à ce qu’on est et d’où l’on vient, je ne ferais rien », dit Pernot en ajoutant : « L’art est plein de rencontres et de récits. Il faut surtout veiller à ce que chacun puisse raconter son récit de la même façon.»
PAYSAGE APRÈS LA BATAILLE
Troisième et dernier acte de la tragédie grecque. Après l’incendie du mois de septembre, le camp de Moria est en ruines. Mathieu Pernot revient sur les lieux en même temps que certains migrants venus récupérer ce qu’il en reste. La parenthèse de Moria est refermée. La Jungle redeviendra oliveraie. Ceux qui ont déjà croisé l’œuvre de Mathieu Pernot auront vite fait de voir un fil rouge parcourir ces ruines. Quand ça n’est pas des immeubles criblés de balles dans un Liban post-guerre civile, ce sont des cités de logements désuètes, dynamitées en même temps que leurs utopies, ou des caravanes de gitans en feu. « Pour moi la photographie a à voir avec ça : elle est face à quelque chose qui pourrait disparaître le lendemain et quand elle arrive à le saisir, elle a peut-être accompli sa mission. »
En 2019, le Prix Cartier-Bresson permet à Mathieu Pernot de mener à bien un projet intitulé Le Grand Tour. Un voyage à travers les cités antiques du Moyen-Orient au départ de Tripoli au Liban (ville où est né le père de l’artiste), en passant par Mossoul et Homs, sur les traces des « nouvelles ruines ». Celles qui ont douloureusement inauguré le XXIe siècle.
« La ruine est un espace fragile, un état de flottement entre deux situations », dit Mathieu Pernot. Au milieu des décombres : « une fragilité éclatante ». « Les gens que je photographie se tiennent debout et sont les acteurs de leur vie. Ils sont dans une grande fragilité de vie mais ils incarnent une puissance incroyable. » Et d’ajouter : « Je trouve que la vie n’est jamais aussi forte que quand elle est incarnée par ceux qui en éprouvent la fragilité. »
MATHIEU PERNOT: SOMETHING IS HAPPENING
>19/9, Musée Juif de Belgique, www.mjb-jmb.org
Mathieu Pernot : Something Is Happening
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